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samedi 28 septembre 2019

L'idée de l'infini

Peut-être y a-t-il quelque beauté à être cet enchevêtrement mobile de carrefours, pierre au poudroiement stellaire où la trajectoire de chaque étoile figure un destin possible. Tout en moi crépite. Dans le non-être qui rend possible frémissent tant d'envisageables accomplissements. J'ai forgé et fourbi tant de ces lames de puissances, acquis tant de techniques, revêtu tant de peaux différentes, de visages et de formes d'âmes, que je suis désormais cette boule métamorphe parcourue de déformations incessantes, bulles à la surface d'une sphère qui enflent et désenflent. Je suis le signe du possible même, de la puissance. Celui qui porte sur moi le regard n'y voit que la somme indécente de ce que je pourrais faire, et jamais ne fait, mais, pour cette raison précise, réalise alors dans l'absolue perfection. Dans chaque âme qui me juge, je suis l'accomplissement parfait de l'idée qu'ils se font d'une de mes capacités. Dans cette idée, il n'y a ni déception, ni labeur. Tout est déjà là, achevé et plein, fini d'infinité.

Pourtant, moi, être social et mondain, je reste insaisissable, lacunaire et sans substance. Tout est dans les signes d'un curriculum vitae, le nom de compétences, l'idée de savoirs, toute la consistance atomique réside dans ce noyau éthéré d'histoires cousues de sons. Je passe, boule qui se déforme et frustre à jamais l'attente des badauds qui souhaiteraient tant la voir prendre forme et se matérialiser enfin dans l'achèvement concret d'une promesse exquise.

En tant que regard porté sur moi, je suis aussi ce badaud à la mine déconfite, perplexe et qui attend sans relâche qu'advienne quelque chose. Mais la chose est là, pâte qui se transfait, où chaque état n'est qu'anticipation frustrée d'un autre résultat, de voir enfin unifié en un objet fini, l'au-delà de l'horizon, l'idée de l'infini.

jeudi 8 mars 2018

Les rats quittent le navire

Les rats sont partout. Débordent des poubelles, des malles, des réfrigérateurs, des sous-bois, de la terre. Ils forment le tapis du sol, pas un espace qui ne soit couvert et, pourtant, lorsque j'avance et pose le pas, jamais je n'en écrase. Se faufilant habilement autour de ma chaussure, ils épousent les formes de mon existence, dessinent en négatif, la silhouette de mes pieds sur fond de muridés. Jamais je n'en ai écrasé un seul encore. Ce n'est pas faute d'essayer, de vouloir nettoyer le paysage surfacique de la présence de ces gras bestiaux, boudins poilus gesticulant et couinant en tous sens. Ils sont si dodus que je rêve d'en attraper un dans mes mains, pour le presser tant et et plus, tel une boule anti-stress.

Puis, d'un coup, d'un seul, les rats sont partis. Plus de rats. Seulement des mélodies se réverbérant sur la surface des murs blancs. Des notes bien mures digérées par l'oreille, des rythmes athlétiques et d'autres qui prennent bien leur temps.

Silence. Mais le silence n'existe pas. Il y a toujours un bruit, même dans le silence. Un bourdonnement de soi-même. En l'occurrence le souffle du ventilateur de cet ordinateur de malheur. Si le cerveau laissait accéder à la conscience tous les stimuli sensoriels auxquels nous sommes  soumis, alors les rats dodus seraient infinis, prendraient le contrôle de tout, des bruits, des odeurs, des images. Le silence est empli de rats qui pullulent et crient en sourdine. Le silence est un bruit composé de sons qu'on ne distingue pas. Peut-être qu'un de ces sons est lui aussi composé de sons?

Quand la musique n'est plus là, les sons me sont désagréables, angoissants. C'est le son de la vie qui s'étiole. Le son de l'inactivité est celui que j'ai de plus intime, mais je le hais désormais, comme une mue encombrante qu'on vous jetterait dessus pour que vous l'enfiliez de nouveau. Mais elle ne sert à rien! Elle ne sent rien! Elle ne convoie aucun signe, c'est une anesthésie de tout, une asphyxie plutôt parce qu'au dedans, le volcan réveillé étouffe et gémit de ne pouvoir érupter. Beaucoup, beaucoup d'énergie sommeille en mes sous-sols. Combien d'années, combien de nano-secondes suis-je resté là, telle une plante ou une batterie, à me charger du monde advenant, des sons, des voix, des visions et odeurs... Combien, combien, COMBIEN?! Combien d'énergie gisant là, comme un pétrole en ma forêt aujourd'hui éructant des geysers de durées? Toute cette poudre musicale qui inonde le ciel, répond à l'attente interminable, féconde le sol à nouveau, bruisse harmoniquement lorsque je déambule sous la frondaisons, dans le crissement des sons agencés qui s'élèvent dans l'air comme une poussière en un rai de lumière. Ce sont autant de fragments d'attentes et de préparation, des perles de puissance parfaitement achevées. Ce sont mes rats de l'intérieur qui rongent ma carcasse et refusent CATÉGORIQUEMENT que je demeure là sans rien faire, sans accoucher de mes enfants. Que sont-ils ces enfants, si ce n'est des fragments de durée concentrée à l'extrême, denses comme un métal lourd. Tous ces moments détachés de mon histoire, ces agencements géométriques de temporalité: une manière à moi de partitionner mon flux et de choisir alors ce qui doit être dit, ce qui doit être tu.

Les rats sont partout, ils doivent sentir la fin du monde. La forêt s'inonde d'un déluge en musique, le ventre de la terre crache sur le ciel des mesures enlacées; le coeur du monde se rebelle, les rats quittent le navire, les oiseaux hurlent et migrent vers d'autres atmosphères. Tandis que moi, calmement, je lève les yeux au ciel et accueille sur mes rétines les notes qui tambourinent et dégoulinent sur mes joues. Toutes ces couleurs viennent de moi, des orbes chromatiques qui me font un cercueil coloré, une diaprure de sons: symphonie apocalyptique en mineur sept. La fin du monde ancien: que me chaut? Je resterai sur le navire qui sombre, des flots nouveaux s'élèvera la si grande arche qui m'amènera par delà mes racines, vers le nouveau voyage et le présent tout neuf. Je serai un marin, je serai un poisson, il n'y aura plus de rats, il y aura du plancton, et puis des rémoras. Il y aura des baleines et puis des cachalots, et puis des huîtres perlières par millier qui cracheront un jour en l'air leurs orbes opalines. Ce sera à nouveau la fin d'un monde, les perles couvriront les flots, formeront le sol qui portera les pas d'un présent rénové.

mercredi 4 février 2015

Expression artistique: de l'infini en puissance à l'infini en acte

Texte écrit le 15 Mai 2014, non publié à cause de son style trop académique. C'est le prélude à un travail de recherche sur l'expression, notamment à la question de savoir s'il est possible de conserver dans l'expression l'infinité indéterminée, la puissance de création qui est la source et le moteur de la production artistique, ou comment pallier la finitude de l'oeuvre. Je m'inspire pour cela d'auteurs tels que Montherlant, Valéry et Pessoa qui illustrent chacun à leur manière une réponse possible à cette question de la conservation de la puissance dans l'acte réalisé en oeuvre.

Pourquoi écrire, pourquoi produire une œuvre plutôt que rien ? Autant de questions que l'artiste est amené à se poser, dans une interrogation sur le sens de sa pratique : praxis ou poiésis, dans quel horizon se comprend la genèse d'une œuvre, de quel élan celle-ci surgit, portée par un effort dont il s'agit d'interroger les fondements. Tout acte semble causé par un manque, qu'il soit identifié ou non, conscient ou non, l'homme se meut par le désir, désir indéterminé, désir du désir qui l'amène à poursuivre des buts déterminés qu'il se fixe. Pourtant, à travers la singularité de ces buts, s'esquisse la puissance du simple désir de désirer qui demeure là, en filigrane, dans tous les actes et tous les objectifs qui ne sont que des prétextes à ce conatus. Pour qu'il y ait mouvement, disent les épicuriens atomistes, il faut du vide, or c'est probablement l'épreuve de ce vide qu'il porte en lui qui pousse l'homme à vouloir, à se porter vers l'extérieur et à prendre forme déterminée à travers les objets de son désir, les effets de ses actes ou le sens de ses paroles. L'expression artistique demeure quant à elle une réaction emblématique face l'épreuve de la vacuité intérieure, elle semble correspondre à un manque ontologique qui creuse l'individu de l'intérieur, faisant de son moi intime un empire dans l'empire de la réalité phénoménale, creusant ainsi le décalage entre un monde intérieur en apparence immense et une existence réelle dont la pauvreté dévoilée peut s'avérer douloureuse. Il y a autant d'artistes et de manières d'être artiste que d'individus, mais il existe une modalité de l'artiste qui s'explique notamment par ce manque ontologique, manque à être, impossibilité de se saisir d'une intériorité qui demeure voilée aux yeux du monde, définitivement celée par l'opacité du moi profond. On retrouve cela chez un poète comme Pessoa, dont l'existence et le statut social ne sont que les fines pointes d'un iceberg dont l'immensité demeure immergée sous les flots de l'intimité. Face à cela, le poète portugais s'inventera des hétéronymes, autant de reflets d'un moi dont la richesse infinie ne saurait se décliner sous une forme déterminée et figée, imposée par une existence spatio-temporelle définie et en acte. On peut encore prendre pour exemple Montherlant qui n'eut de cesse de poursuivre des expériences différentes tout au long de sa vie, afin de courir après une complétude que seule une existence imprimée en soi semblait pouvoir réaliser. Mais d'où vient cette distance, ce déchirement qui se fait parfois ressentir, chez certains individus, entre une intériorité semble-t-il infinie, et la finitude d'une manifestation phénoménale déterminée ayant comme perdue l'élasticité dont elle est issue ?

À la base de tout geste créateur est la volonté, volonté totale, indéterminée, terreau fertile de toutes les volontés particulières déterminées en une forme. L'homme, au fond de lui, se sent tout, il fait l'épreuve de sa liberté, s'imagine tantôt sportif, tantôt intellectuel, tantôt hétérosexuel, tantôt homosexuel ou bien les deux, nulle autre limite que celles de l'imagination. La liberté intérieure est la liberté apparente de pouvoir choisir, et avant toute chose de pouvoir se choisir. La plupart d'entre nous devenons tel ou tel statut social, telle ou telle personne par un choix préalable qui nous a vu phantasmer un avenir particulier, peut-être plus fort que les autres, et le réaliser par un long processus de morphogenèse sociale visant à réaliser ce qui n'était alors qu'en puissance. C'est précisément dans ce royaume de l'en-puissance que l'intériorité s'éprouve comme une liberté totale et une capacité à être tout et toutes choses. Le potentiel, l'implexe dira Valéry, qui nous caractérise en notre for intérieur est la simple possibilité d'être ce que nous désirons être, comme si à la base de nous-même, nous sentions pulser cette immensité informe de l'Être comme une condition de possibilité de toute chose et de tout étant. Ainsi, l'Être, Dieu, la Substance sont peut-être autant de noms pour définir l'infini absolu du possible, fondement de tout actuel, et l'informe qui prélude à toutes les formes. Ainsi la volonté humaine, ce désir du désir que nous sentons et qui nous meut est peut-être la première subjectivation de cette source dont nous semblons jaillir. L'homme, dans la force de sa volonté sent cette puissance illimitée de devenir, de faire advenir. C'est probablement la première épreuve de l'omnipotence, celle de la perfection de la volonté dont parle Descartes dans les méditations, volonté quasiment identique à celle de Dieu, probablement car elle en est l'expression la plus brut. On pense ici à un aphorisme de Nietzsche (Gai savoir, §285) où celui-ci compare l'homme à un lac et dit : « peut-être l'homme s'élèvera-t-il toujours davantage à partir du moment où il ne s'écoulera plus en un Dieu. » C'est peut-être de cette élévation dont il s'agit dans ce sentiment d'infini qui agite l'artiste, ce même sentiment qui fait préférer à Valéry le moment où la conscience se penche sur une pensée sans s'y perdre et s'y abandonner, demeurant dans cet état informe de lucidité totale qui s'apparente à la possibilité de toutes les pensées.

Si cet état intérieur semble d'une richesse insurpassable, à quoi bon s'agiter vainement dans la production d'une œuvre finie, incapable de retranscrire le vaste illimité dont elle est issue, vouée qu'elle est à trahir l'intention initial, l'élan créateur en tant qu'il est élan et possibilité de créer n'importe quoi ? C'est une contradiction que l'on décèle chez bien des artistes, chez un Flaubert par exemple qui se prend à rêver d'une œuvre parfaite qui serait précisément une œuvre indéterminée, une œuvre d'oeuvres pourrait-on dire : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c'est un livre sur rien(...) », « Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière. » (Lettre à Louise Colet, 12 Août 1846). L'explication est peut-être à rechercher dans la dimension sociale de l'individu : ce dernier n'existe que par les autres et leur regard, c'est d'ailleurs le propre de la vérité d'apparaître dès qu'on est plusieurs, par consensus. On sait que la Cité chez les Anciens, la vie publique était le milieu indispensable à une réelle existence, l'homme n'était que par sa manifestation aux yeux de ses semblables, le collectif est le fondement sur lequel s'élève l'individu. Ainsi porter en soi cet infini virtuel peut être vu à la fois comme une richesse et comme une pauvreté : on parle d'ailleurs de richesse intérieure qui s’accommode bien souvent d'une pauvreté effective. L'artiste est donc tiraillé par cette sensation de puissance qui l'habite mais précisément parce qu'il est le seul à en ressentir la présence ou la latence, il ne peut que demeurer incertain face à ce sentiment et à son bien-fondé. Suffit-il de tout vouloir pour pouvoir tout et a fortiori de pouvoir tout pour être tout ? Plus le sentiment et la conscience de cet infini virtuel se font sentir, plus l'homme est voué à se creuser de l'intérieur, à habiter toujours plus profondément dans un envers de la réalité que lui seul connaît, infiniment éloigné de ses semblables et d'une partie de lui-même. C'est peut-être d'abord à ses yeux que cet infini doit être concrétisé afin que lui-même puisse y croire réellement : combien d'entre nous ont expérimenté un sentiment de compétence, une certaine assurance face à une tâche particulière et se sont pourtant révélés incapable de traduire cette certitude en acte, incapable de faire coller la réalité à l'idée. Voilà peut-être le premier problème de l'artiste : s'assurer que son sentiment corresponde bien à une réelle capacité, celle que la technique fera émerger en permettant par un long travail de dépasser l'inertie qu'impose la matière du monde à la versatilité de notre imagination. S’inscrire dans le réel, rendre le possible actuel est un défi qui permet dans un premier temps de sa rassurer soi-même face à la crainte de la vacuité, cette peur d'être finalement sans contenu réel. Dans un second temps c'est pour sortir de cette solitude existentielle que l'artiste tend à se manifester au monde dans la production d'une œuvre. Par l'oeuvre il se rend ainsi saisissable non seulement pour lui-même, mais aussi pour autrui, ce témoin essentiel dont le regard et le jugement ont le pouvoir de valider et d'incruster l'existence dans l'épaisseur du réel.

En effet, comment savoir si la virtualité a une réelle existence pour nous qui avons placé la vérité dans le phantasme de l'objectivité ? N'ayant point confiance en nous, il nous faut en passer par l'autre et par le consensus afin d'attester des choses et de leur vérité ou authenticité. Il nous semble ainsi douteux que cette existence intérieure ait une quelconque valeur si nul ne peut la voir et s'en saisir. D'ailleurs, le possible, aussi illimité soit-il ne tend-il par vers le néant ? Qu'est-ce à dire qu'une chose est illimitée ou infinie en puissance si ce n'est précisément dire qu'elle n'est pas ? Le seul infini achevé que l'on puisse concevoir est précisément celui du possible en tant qu'il est le fondement de tout actuel. En effet, tout actuel est délimité et déterminé par ce qu'il n'est pas, par la place d'autres actuels contigus permettant d'en tracer les contours, de lui conférer une forme. C'est précisément la forme qui est saisie par le regard 'autrui, c'est elle qui est inscrite dans l'étoffe spatio-temporelle de la réalité que nous connaissons. Si le possible est infini c'est précisément parce qu'il n'est encore rien, un rien qui n'est pas le néant absolu (qui, lui, demeure même impensable sous peine de se dissoudre), mais un fondement ou une condition de possibilité. En tant que condition de possibilité, ce qui est en puissance est précisément une totalité absolue parce qu'il contient en germe, un germe qui n'est rien, c'est à dire qui est dénué de forme, tout ce qui pourra venir à être. Probablement que nous pressentons cette sorte de vérité mathématique qui peut s'illustrer dans la liberté et le choix : nous savons que dans la possibilité du choix réside la liberté, pourtant nous savons aussi que sans la réalisation d'un choix, cette liberté n'est rien ou pas grand chose (on pensera ici à la liberté d'indifférence chez Descartes). En effet, comment savoir que nous sommes libres de choisir dès lors que nous ne choisissons jamais ? La comparaison a toutefois ses limites puisque ne pas choisir peut constituer en soi un choix. Mais on voit, même dans un tel cas, comment la multiplicité initiale des possibles se résorbe dans l'acte de choisir qui pourtant fait « exister » la liberté, en tout cas l'inscrit dans l'ordre des phénomènes. Ainsi pour l'artiste créer s'avère-t-il une nécessité afin que son art existe, rester dans le royaume infini des possibles s'apparente à n'être pas artiste, seule condition à même de réaliser en un état immédiat la totalité des artistes possibles. Il faut donc se soumettre à l'épreuve de l'oeuvre pour s'affranchir de la totalité illusoire du virtuel mais par ce choix, on renonce aussi à l'infinité immédiate qui était vécue auparavant.

Par conséquent sortir du virtuel c'est entrer de plain-pied dans la détermination et la singularité, c'est se soumettre à la loi du nombre et donc renoncer, du moins de prime abord, au phantasme d'une œuvre qui serait expression de la totalité des possibles. L'artiste semble soumis à une dure nécessité spatio-temporelle qui soumet toute chose à la forme et à l'instant, il se voit donc contraint de donner un objet à son élan créateur, de viser un but, un idéal déterminé. En effet, la totalité si elle se vit sous la forme d'une volonté de vouloir, ne peut se représenter artistiquement que sur le support défini du symbole. En témoignent les nombreux (plus de soixante-dix) hétéronymes de Pessoa chargés d'actualiser la totalité d'un être qui ne peut se donner dans la réalité sans la détruire ou la surcharger totalement. En effet, si cette infinité intérieure de l'artiste, infinité de la puissance d'être, pouvait se réaliser, elle deviendrait la totalité du monde physique, prendrait toute la place pour devenir la projection phénoménale d'un solipsisme. C'est d'ailleurs ce qui se passe dans cette infinité intérieure de l'implexe : nous ne rencontrons en nous que nous-mêmes, que nos propres représentations car nous sommes la condition de possibilité de toutes nos représentations, peu importe que leurs causes soient extérieures (on pense alors aux structures a priori kantiennes et le rapport qu'elles entretiennent avec la chose en soi). L'univers extérieur semble s'ériger comme une barrière à notre solipsisme, barrière qu'il ne peut surmonter totalement, contraint que nous sommes à s'inscrire peu à peu et de manière déterminée et singulière dans un réel à l'altérité rebelle, imposant ses contraignantes lois. La seule manière pour l'artiste d'inscrire sa loi dans le réel est d'en passer par les lois du réel lui-même, en les détournant à son profit. Travail laborieux permis par la technique, processus de transsubstantiation dans lequel l'artiste apprend à habiter le support de la réalité en le surchargeant d'idéalité. Cette discipline s'apparente à un deuil perpétuel, celui de la volonté et de sa toute-puissance phantasmée, exigence d'une infinité achevée et immédiate que seul la potentialité peut réaliser. Créer est donc le lent apprentissage de la finitude, l'épreuve d'une altérité qui nous excède de toutes parts et exerce sans cesse sa pression sur nous. Cette pression est à la fois souffrance mais aussi délivrance puisqu'elle assure assise à l'artiste en lui fournissant le contenu qui lui manquait et surtout la forme seule à même de fournir un lieu (chorà) à cette matière. Cohabiter avec cette altérité c'est de toute évidence ne plus être qu'une partie, c'est accepter de perdre la totalité potentielle qui nous sert pourtant de fondement. L'artiste produit donc une œuvre qui semble cristalliser une image de cette intériorité bouillonnante en la figeant, c'est à dire en l'appauvrissant irrémédiablement de sa dynamique initiale.

Il existe en effet une opposition entre l'immédiateté de l'oeuvre et la médiation qu'est la vie intérieure de l'artiste, en perpétuelle différenciation. Comment un sujet, une représentation déterminée pourrait-elle traduire cette dynamique temporelle propre à l'humain ? Le temps fait du sujet une forme de formes, c'est à dire qu'il subsiste comme un substrat sous-jacent à tous les états de sa vie, à toutes les déterminations par lesquelles il passera. Or l'oeuvre est un produit fini, plus spatial que temporel en tant qu'il est un état déterminé, coupé de sa source et de sa dynamique évolutive. Comment l'artiste, qui voudrait transmettre par une œuvre inchoative, la source même de sa créativité en tant qu'elle est possibilité de faire advenir, pourrait-il le faire par l'intermédiaire d'une chose aussi inerte qu'une œuvre d'art, bourgeon pétrifié, instantané pris sur le vif d'un mouvement qui continue ?


Il faut donc se détacher de l'objet de la représentation artistique afin de pouvoir opérer la synthèse entre ces deux opposés que sont l'immédiateté de l'oeuvre finie et la médiété de la création. Or quoi d'autre que la forme pour retranscrire au mieux cette temporalité de l'artiste qui doit s'imprimer en autrui comme un germe propre à rendre possible la création, prêtant pour ainsi dire sa voix à celui qui peut désormais chanter par elle. Ainsi l'oeuvre d'art n'est plus dès lors qu'un support convoyant une forme, un style ; c'est par ce style que l'artiste va pouvoir inscrire sa temporalité, c'est à dire sa volonté en tant qu'elle est puissance d'être. La forme de l'oeuvre peut s'apparenter à un souffle (pneuma) chargé d'informer le contenu de l'oeuvre, mais ce souffle n'est pas nécessairement attaché à la singularité de l'oeuvre, la forme en tant que mouvement peut s'ériger en fondement et en condition de possibilité. Par la forme qu'il donne à son œuvre, l'artiste a la possibilité de réintroduire une temporalité à ce qui était alors figé et comme détaché de lui, mort. L'expérience du style chez le récepteur de l'oeuvre va précisément l'informer d'une tonalité particulière, d'une façon de faire et de voir qui peut s'apparenter à la projection dans le récepteur de l'implexe de l'artiste, en passant par le support de l'oeuvre. Cette dernière n'a, pour ainsi dire, que le rôle de messager, convoyant un code que la conscience du récepteur devra interpréter, un diapason qui lui permettra de s'accorder sur une note fondamentale à partir de laquelle les compositions ultérieures vont se construire. L'artiste se réveille en son récepteur, et par son style peut ainsi s'incarner en autrui en lui proposant la forme de sa temporalité intime, le système de son implexe en tant qu'il est un fondement du devenir et non un aboutissement de l'être.