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mardi 11 juillet 2023

Le synthétique et l'analytique vus par le hasard

Le hasard est un terme qui, plus qu'une réalité ontologique, semble recouvrir une réalité épistémologique trahissant une ignorance des causes déterminantes d'un phénomène. En ce sens, pour Cournot, le hasard peut être défini comme l'enchevêtrement indéfini de chaînes causales indépendantes qui s'entremêlent pour former le nœud du phénomène imprévu.

"M. Dupont se lève de bon matin et va chez son dentiste; sa sortie est déterminée: déterminisme pathologique (inflammation de la gencive, par exemple), déterminisme psychologique (confiance de M. Dupont en son dentiste), déterminisme social (l'heure du rendez-vous est fixée par le praticien). Dehors il fait une tempête déterminée par des conditions météorologiques et d'ailleurs prévue par l'O.N.M. Conformément aux lois de la mécanique le vent détache d'un toit une énorme tuile branlante. La tuile tombe selon la loi de la chute des corps. Seulement, et c'est ici qu'apparaît ce que Cournot nomme le hasard, la tuile tombe juste sur la tête de M. Dupont." (Logique, court traité de philosophie, André Vergez et Denis Huisman, p. 89) . Le hasard est ici le point de rencontre de ces séries causales indépendantes: toutes sont individuellemnt déterministes, mais leur conjonction produit de l'imprévisibilité.

Seulement l'indépendance des séries causales ne saurait être postulée trop rapidement, il faut ici nous demander s'il ne s'agit pas plutôt d'une indépendance due à l'ignorance. En effet, deux séries causales en apparence indépendantes ne le sont qu'à partir d'un certain référentiel d'étude qui ne laisse apparaitre aucun lien direct et évident entre les séries. Toutefois, le fait que celles-ci puissent s'entremêler et se rencontrer pour produire un phénomène qui s'érige en produit de leur commuauté montre une chose: les deux séries existaient sur un même plan, plan lui même causalement déterminé, et qui donc est apte à les subsumer sous une même explication les réunissant toutes deux. Pour le dire autrement, il existe toujours un référentiel, une certaine échelle dans laquelle fusionnent les deux séries pour n'en faire qu'une. Si ce référentiel n'existe pas encore: il est le but de la science.

Ainsi, pour reprendre notre exemple, nous pourrions affirmer qu'il était possible, en amont, de prendre une échelle plus large par laquelle sont réunies toutes ces séries causales et au sein de laquelle l'événement malheureux est tout à fait prévisible. C'est d'ailleurs totalement le cas, en réalité, puisque toutes les séries citées sont déterministes. Si elles sont en apparence indépendantes elles n'en demeurent pas moins spatialement contigües, ce qui explique qu'en dézoomant nous puissions observer la trame globale qui les unit dans un même motif. Ce qui produit l'indétermination du résultat est la synthèse des séries qui multiplie exponentiellement la complexité du calcul à réaliser (notamment en démultipliant le nombre de facteurs causaux). Le hasard est dans ce cas imputable à la complexité mais non à l'imposibilité en droit de déterminer l'effet de cet enchevêtrement de causes.

On peut aller plus loin et imaginer qu'une théorie physique ultérieure, de la même manière que les lois de Maxwell ont permis d'unifier les phénomènes électriques et les phénomènes magnétiques, permettra d'expliquer tout événement énergétique comme déterminé par des principes et lois unifiés.

Ce problème est en fait très semblable à celui qui amène à distinger le synthétique de l'analytique. Ce qui nous apparaît synthétique dans la connaissance ne l'est que par l'ignorance des principes fondamentaux sous lequels sont contenus les jugements précédemment étrangers. Autrement dit la connaissance produit les principes unifiant ce qui relevait de l'hétérogène avant qu'on les ait découvert. Le mouvement scientifique est tout entier tourné vers la production de principes qui subsument les phénomènes et jugements en apparence étrangers pour les unifier par la tautologie.

Il n'y a donc que de l'analytique dans la connaissance car le synthétique n'est que l'effet d'une certaine échelle par laquelle nous analysons les phénomènes et sous laquelle ils nous paraissent étrangers, plus ou moins disjoints. Connaître c'est précisément changer d'échelle (à la fois spatialement et temporellement) pour qu'apparaisse enfin le plan sur lequel le divers des phénomènes se résorbe dans une causalité commune les déterminant tous.

mardi 4 mai 2021

De l'Extinction

 Le brahmane n'est pas exempt de désir. Il est assez probable que nul homme vivant (capable de se maintenir en vie plus longtemps qu'une simple inertie biologique le permettrait) ne puisse être sans désir. Exister humainement, c'est désirer, c'est être porté par le principe du désir.

Le brahmane, cela dit, utilise la puissance de ce principe éternel pour l'orienter vers l'Extinction; c'est à dire non pas vers l'annihilation du désir en tant que principe d'intentionnalité (ou extatique) mais l'annihilation de l'alternance de ses objets. Ce qu'il cherche à éteindre ce n'est pas le désir en tant que principe stable et pour ainsi dire a priori, mais plutôt la nature de ses manifestations, ses vacillations, ses éparpillements, sa danse erratique qui écartèle le Soi en autant de directions qu'un vent extrinsèque semble impulser. Le brahmane met tout son désir dans la fixation d'un seul objet, dans l'abolition de la temporalité du désir (produite par la variation intempestive des objets de celui-ci)  afin d'accorder enfin l'objet du désir à son principe même, et ainsi l'abstraire en une éternité. Le désir, de poiésis devient praxis, il ne cherche plus à se réaliser dans les illusions de transcendance, mais trouve de manière immanente son principe de réalisation que les bouddhistes confondent avec son Extinction. Il y a bien extinction d'une certaine modalité du désir mais non du désir lui-même qui est un principe éternel pour l'être humain.

La preuve? Le sage ou l'aspirant, passe son temps à aller contre ses désirs, ses penchants et vise à tout instant un état particulier: il est tout entier tendu vers son but, sa vie en est le cheminement obstiné.

lundi 26 avril 2021

Poussière gesticulante

 Il est singulier de vivre cet état paradoxal d'avoir le sentiment de désirer une situation, la réalisation d'une certaine œuvre, et dans le même temps l'inappétence totale de mener à bien cette entreprise même. Quelle étrange tension entre l'idéalité du rêve que l'on suppose objet de son propre désir et son incapacité manifeste à devenir principe d'une action volontaire... Ne serait-ce pas que ce rêve, que nous prenons pour l'objet d'un profond désir, n'est qu'une image que l'on surimpose à l'objet véritable? Mais pourquoi donc effectuer un tel geste? Pour quel profit?

Une voie d'explication possible serait la conscience que tout objet du désir n'est que prétexte à faire perdurer l'état même de désir comme fondement de l'existence et, par conséquent, de la vie même en tant que processus biologique temporel. La conscience ainsi lucide face au leurre que représente tout objet de désir se retrouve alors face à la nécessité du désir en tant que principe nécessaire de l'existence. Ce désir nu, sans plus aucune transcendance, devient alors réflexif et ne peut plus, dès lors, que porter sur lui-même. Mais l'intelligence nous a révélé l'impossibilité d'une telle modalité du désir pour servir de fondement à l'élan vital humain en tant qu'il se vit comme une chose pour soi, c'est à dire comme puissance d'être et non pas comme être en soi, défini une fois pour toute. Il est alors d'une urgence vitale de fixer au désir un objet transcendant capable d'ouvrir le système de la conscience, de l'égo, vers une altérité qui servira précisément de principe au processus de devenir. On se fixe alors pour objet de son désir une action, un état, que l'on n'avait auparavant encore jamais réalisé, certainement parce qu'il ne constituait pas la source d'une réelle appétence, capable de contrebalancer d'autres élans contraires. Et nous voilà à poursuivre une chimère, à ressentir jour après jour une mortifère vacuité qui enfle et enfle sans jamais cesser face au constat amer de notre indétermination, de notre inaptitude à devenir l'auteur de nos rêves supposés, le héros de notre propre destinée.

Mais alors, que faire pour remédier à cela? Est-il vraiment possible de ne plus rien désirer? Même un bouddhiste invétéré désire la cessation du désir, court après quelque chose, un état toujours plus pur et autre qui le pousse à entreprendre le voyage de son inexistence. Qu'en est-il de celui qui ne souhaite pas cesser de désirer (c'est à dire mourir), mais qui ne sait pas vers quel objet porter son désir? D'ailleurs, parler de savoir en matière de désir n'est-il pas inapproprié? Le désir peut-il, tel un cancer psychique, se retourner contre lui-même? Dans quel enfer vit un tel homme?

vendredi 29 janvier 2021

L'âme en chantier

 Des étoiles, j'en ai connues...

Toute cette agitation frénétique de bulles d'énergies qui luttent contre le désordre en est une forme singulière à vrai dire. Il semble donc que mon origine même soit doublement stellaire: d'abord dans la génération physique, puis dans l'appartenance patriotique. Je suis d'autres étoiles, il faut que tu le saches. À vrai dire, peut-être ne suis-je d'aucune étoile mais de toutes... Et je ne sais s'il s'agit de folie que de le penser, et d'observer les cieux diaprés de nuit avec le cœur battant comme l'amant face à une photographie de la femme en allée. Là-bas, toujours, un foyer possible, précisément parce qu'il n'est qu'une idée.

Et je parle à des extraterrestres, congénères forains que j'appelle de mes prières, depuis l'antenne cérébrale qui diffuse mes espoirs en ondes sémantiques. Qu'ils regardent en mon âme, et voient comme je souffre d'être enfermé ici! Qu'ils se décident alors à venir, à reconnaître en l'atroce singularité de ma psyché la marque d'un de leurs semblables. La marque de la différence, de l'Autre...

Mais ils ne viennent jamais, ou du moins pas à ma connaissance, et malgré tout quelque chose en moi persiste à penser que débarquera un jour prochain, d'une Altaïr lointaine, la troupe salvatrice de ces ancêtres qui me diront ce que je ne parviens pas à saisir aujourd'hui, tout en l'ayant toujours su...

Ils viendront... Je le sais; parfois je le crois seulement, même lorsqu'il m'arrive d'en sourire...

Je pourrais peut-être, enfin, me transmuer en autre chose que moi-même, quelque chose de tout aussi indicible mais d'incroyablement plus beau et puissant, et profond, et informe, et versatile comme le devenir de toutes choses, comme la durée de toute pensée... Écrire cela, et le lire ensuite, me confère cette étrange impression d'être déjà cette forme de vie protéique et polymorphe, à la fois sculpture de chair en mouvement par-dessus un clavier de touches, impulsions électriques foisonnantes et qui remontent le cours d'un fleuve qui se déverse en lui-même, musicalité sémantique qui informe le vécu d'une âme lectrice et n'en demeure à jamais qu'une projection... Nous sommes, il me semble, tout cela et d'autres choses.

Mais il y a des formes que je connais trop bien, et dans lesquelles il me faut retomber. Sur le sable infini de tout, mes semblables ont tracé des sillons qui sont désormais des abîmes dont on ne peut sortir tant ils ont été creusé profondément, à force de passage. Je sais qu'il est inepte de penser cela mais j'ai le sentiment tenace de n'y pouvoir plus respirer, que l'oxygène qui devrait nourrir mon chaos joyeux pour être transformée en maints buées de mondes n'a plus cette simplicité souple et sauvage qui peut prendre tous les visages, revêtir tous les masques. Dans le grand jeu des particules élémentaires, les constructions sont balisées, normées, nombrées et immuables.

Pensez, deux minutes, à ce que représente l'immuabilité dans un monde en devenir...

J'aime les autres lorsqu'il s'agit d'un choix. Contraint d'errer dans la carte que d'autres ont peint pour nous, je n'ai de cesse de sentir battre en moi le tambour des révolutions, jusque dans mon sommeil, qui fait de tous mes appétits l'injonction despotique à déchirer la surface, à retourner chaque image pour découvrir les choses au-dessous, telles que je les verrais libre enfin de tout calque.

Au fond tout cela est probablement puéril, peut-être possédons nous tous les mêmes formes, la même palette de couleurs, la même plage de fréquence étriquée, ce même spectre étroit que nous habitons bien gaiement, notre maison commune: le monde, tel qu'il est pour les hommes.

Je ne veux pas être un homme. Je veux être autre chose. Je veux être tous les hommes et plus encore. Je veux êtres les animaux et les plantes, je veux être chaque champignon qui pousse sur cette terre, je veux être l'ensemble de tous les virus connus et à venir, je veux être chaque arborescence de complexité qui dure en des mémoires ambulantes et cardiaques, je veux être l'infini absolu, entièrement achevé...

Comprenez-vous ce que cela signifie? Un infini achevé? Le paradoxe n'est qu'apparent, comme toujours. Pour être l'infini totalisé je dois devenir la puissance même de faire advenir, je dois me faire la fonction du vivant, cette même fonction que je porte en moi dans la moindre de mes parties infinitésimales. Et pourtant je désire être cette chose même, ce schème, ce processus de fabrication qui n'est jamais défini par l'objet qui en résulte: dynamique inchoative de toutes réalités en cours.

Je rêve d'un autre monde en somme, et ne me rend pas compte que, faisant cela même, je le bâtis ainsi, aussi parfaitement qu'en mes aspirations les plus hardies, à l'image même de mon phantasme sémantique. Ce monde que je bâtis comme un empire dans cet empire honni est peut-être l'ensemble de ces phrases et de ces textes, qui, s'articulant entre eux pour être un organisme, une manière de lier le divers de choses éparses et peu variées, prennent la forme d'une âme en un vertigineux chantier qui est le mien: ma mélodie, mon univers.

Une mélodie, un univers, c'est bien la même chose: cette réalité exsudée de ma fonction possède une origine, une source jaillissant depuis la cause des causes, un formidable Dieu qui est tout autre que ce monde même: le style de cette prose, la démarche d'une mélancolie qui est celle d'un présent éternellement insatisfait de lui-même, comme une mer recommencée. Tous ces faux souvenirs amassés là, étalés ici sur l'éventaire d'une mémoire numérique, ce mobilier fantôme d'un monde abstrait, tout n'est qu'ombre de mon style. Mon style est un principe:

une âme en chantier d'elle-même.