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lundi 10 mai 2021

Dominer ou aimer

 L'homme est arrivé dans mon dos. J'ai dû entendre le frottement de ses pas sur la forêt lilliputienne de chlorophylle. Le sol en fleur absorbait chaque impact d'un coton de verdure diapré. Il m'a regardé et moi aussi: comme toujours je n'ai pas su interpréter ce regard: défi ou intérêt, j'ai dit "bonjour", par présomption d’innocence, et l'homme eût une remarque bienveillante à mon égard, soutenue d'un sourire naturel et mesuré.

Il m'est si difficile de regarder quelqu'un dans les yeux. Les hommes surtout. Parce que j'y vois un défi, comme une mise à nu, une traque cherchant à faire sortir l'âme de son ultime abri. On ne sort pas les gens de chez eux ainsi, non... On ne les observe pas depuis leurs fenêtres éclairées...

Si l'on doit vraiment regarder les yeux de l'autre sans ciller, il s'agit de fixer un point du visage non loin des deux abîmes, ou bien de regarder à travers, comme si l'on voulait voir par-delà. Il ne faut pas s'accrocher à un regard, il ne faut pas chercher à enclore autrui dans son monde tel un objet posé devant soi.

Je trouve qu'il y a quelque chose de très intime à regarder quelqu'un dans les yeux plus de quelques secondes. Comme s'il y avait quelque chose qu'on ne devrait pas voir. Comme s'il s'agissait au final d'un rapprochement menant à une sorte de contact plus impudique que n'importe quel autre. Même les amoureux détournent leurs regards au bout d'une poignée d'instants. On peut se montrer nu devant autrui mais exposer son âme à la lumière est autre chose. L'âme est une créature d'ombre, qui aime à se cacher dans l'épaisseur du corps opaque.

Il est bien rare que je laisse mon âme à l'air, hors de sa coquille. Je ne l'offre bien souvent qu’apprêtée, cousue comme un motif dans la broderie des mots, avec un décalage temporaire qui fait que l'on n'en saisit jamais que des traces tandis que je demeure en moi, le maître d'un néant sans ponts.

Pourquoi le regard se résume-t-il pour moi à ces deux alternatives brûlantes: dominer ou aimer?

jeudi 18 janvier 2018

Dans les vignes



Je marche. Marcherai-je toujours? Se pourrait-il que j'arrête - et que restera-t-il alors à faire?

Je marche dans les vignes, au milieu des sarments coupés attendant en tas au bout des allées. La récolte fut-elle bonne cette année? Et les raisins, seront-ils bien sucrés? L'amour des cieux et de la terre donnera du bon vin je l'espère....

Je marche et pense. Cela aussi, cesserai-je un jour - et que restera-t-il à faire alors?

Je pense au long des pas - où sont-ce les pas qui se posent au long des songes? Je me surprends encore dans quelque rêve dérisoire où je suis une idole, irrésistible, à qui tout réussit, que l'on adule - et même après la mort que diable je m'enivre! Il est doux de rêver, de se jouer si bien la scène qu'on en est persuadé qu'elle doit être vérité; qu'elle sera vérité.

Bientôt je m'invective - à quel pas en étais-je? Mais à partir de quand les compter... -: enfin mais pour qui te prend-tu?! Un héros, un à qui tout sourit? À qui tout frappe à la porte, le succès puis l'objet fantasmé? Le succès est moins important que la Femme, que l'idée, parce qu'alors tout serait justifié au nom de ce qu'il y a de plus beau, de l'amour! Le coeur en arrêt, suspendant sa respiration pour le retour de la chose aimée. Et la bouche disant à cette dernière: je te pardonne, si tu savais... Je te pardonne tout!

Je ris, marche et pense, observe au-dehors autant qu'au-dedans, je hume et sens, j'entends aussi, moins l'extime que l'intime. Je me moque de ce moi qui peut faire toutes ces choses ensemble et pourtant de tout cela ne peut retenir qu'un point d'écoulement, une seule chose à la fois, odeur ou son, image ou contact, que la mémoire réagencera en bouquets. Qu'a-t-on besoin d'histoires, nous existons déjà sous forme de récit...

Mais tout de même, au milieu des sarments je souris de moi-même, de ce désir de reconnaissance, de ce désir d'amour qui me prend par moment et disparaît, aplani par la raison qui apaise et dissout. Soudain je m'interroge: et si chaque acte de ma vie n'était que la réponse à ce besoin si fort? Alors j'aurais partagé avec mes semblables, la merveilleuse propriété émergente des destins: de toutes ces formes agencées et unies qui dans leur infinie complexité sont une conséquence nécessaire d'un même désir d'amour, et font le plaisir des sourds que nous sommes: d'abord à nous-mêmes, puis à ces causes qui nous déterminent.

Je m'en vais par la vigne mais la vigne soudain cesse, abrupte, comme mes pensées. Pensées qui sont deux chiens se courant après, se tournant autour tantôt jouant tantôt grognant pour se punir.

J'avance désormais sur la courte portion goudronnée avant de fouler de nouveau l'herbe en souriant aux moutons qui, je ne sais pourquoi (ou bien le sais-je mais suis-je trop flemmard pour bien l'analyser), me sont si aimables que je me prends à pleurer rien qu'à me tenir là, auprès d'eux et des mouvements si délicats de leur bouche pour cueillir l'herbe dont ils se nourrissent. Pourquoi racontais-je cela... Ah oui, je m'achemine encore entre ce bois qui me fait un jardin et cette boîte qui retient mon destin. Entre les deux je songe et parle tout haut, arborant ce sourire dément du héros absurde. Absurde oui, mais héros peut-être pas, pas plus que les gens dans leurs maisons, pas plus que les moutons qui broutent...

Je rentre docile à la bergerie, vingt mètres carrés de murs blancs où ploient mes épaules de lilliputien géant.  Dieu que je suis minuscule, et frêle. Je ne suis rien, pas même un mouton, pas même un chien. Sur ma porte close, rien ne vient taper, ni succès ni Femme; tout juste peut-être le vendeur d'internet ou bien les éboueurs pour le calendrier. Je n'ai rien à leur donner, parce que je ne possède rien. Comment leur faire comprendre que l'agencement du monde est ainsi fait qu'il n'y a métaphysiquement rien à donner, c'est impossible...

Je traîne un peu, le soleil garde ses feux pour d'autres cieux plus lointains. Peut-être que là-bas, la gloire et la Femme s'y trouvent...

Je suis arrivé, je m’assois. Je cesse de penser. Coquille. Vide.

Peut-être n'étais-je rien tout à l'heure?

Tandis qu'ici, maintenant, pas même rien...