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vendredi 19 mars 2021

Métaphysique pessoenne: sujet et prédicat

 Pessoa, dans un poème des fragments non assemblés, décrit le bonheur et la paix qu'il prête à un berger de la montagne avec son troupeau, en les observant, et il s'interroge alors sur le statut de cette paix:

"Toi tu n'en jouis pas, parce que tu ignores que tu en jouis.

Moi je n'en jouis pas, parce que je sais que j'en jouis."

En deux vers est résumée l'immense précision chirurgicale de Pessoa dans sa manière de ramasser de grandes théories métaphysiques. Ce qui saute aux yeux par ces deux vers c'est, d'une part la richesse d'analyse qui peut en découler, d'autre part la stricte détermination des interprétations possibles: le poète a scellé, par ces deux vers, la lecture et la compréhension comme s'il avait écrit là des dizaines de pages.

Le berger ne jouit pas de la paix: pourtant, Pessoa attribue bien le prédicat de paix au sujet berger dans les débuts de son poème. Mais celui qui prédique n'est pas le berger lui-même qui, lui, ignore qu'il en jouit. Ainsi on comprend que toute qualification d'un sujet par un état, toute détermination d'une substance par une qualité ne peut se faire que par la scission d'un sujet et d'un objet. Par cette scission pourtant, le sujet est détaché de la qualification et seul l'acte de prédication peut relier les deux entités.

Est-ce que le berger ressent cette paix que l'auteur lui attribue? Il est impossible, ou plutôt interdit, de répondre à cette question à sa place puisque ce dernier ne se la pose pas, il ne se prend par pour objet en scindant sa personne en deux entités: le sujet-objet (phénomène) qui est observé par un sujet transcendantal (condition du phénomène). Le berger est irrémédiablement hors de ces catégories logiques. Tel un pour-soi, il est plein de lui-même, sans distance à lui-même, et pour cela il demeure unique, total (c'est à dire sans analyse possible en éléments constitutifs), absolument singulier.

Mais alors, est-ce à dire que cette paix ne peut être goûtée que par celui qui opère, par l'acte de prédication, la liaison d'un sujet et d'une qualité? Ce serait précisément l'acte de distanciation (sujet-objet) par l'analyse épistémologique qui permettrait au sujet de ressentir l'état prédiqué à la substance. C'est d'ailleurs cet acte de prédication qui fait advenir cette qualité particulière nommée ici "paix". Il la détermine et la définit, par différenciation de lui-même et d'autres états possibles, il dessine un contours dans la pseudo indétermination spatio-temporelle.

Mais celui qui opère cette action ne peut non plus ressentir cette paix car, pour la ressentir, il faudrait pouvoir coïncider avec elle et non l'observer à distance, quitte à se la rattacher à soi par la suite. Dès lors que cette paix devient objet, dès lors qu'on la définit comme objet cohérent et individuel, elle est à distance du sujet, séparée de lui par un abîme ontologique. Savoir que l'on jouit c'est précisément ne pas jouir. De la même manière que jouir sans le savoir, c'est tout simplement ne pas jouir.

Hors de la dissection épistémologique opérée par la conscience, rien n'est dicible, tout est événement ineffable dont seuls les sens peuvent témoigner de manière immédiate par la sensation vécue. Même la perception, en tant qu'ensemble de sensations organisées et ordonnées, ne peut prétendre à nous donner accès à cette immédiateté des choses où seul existe une image vécue, unique et pleine, non divisible en parties. Ce n'est que rétrospectivement, par analyse consciente, que les sensations se transforment en perceptions et que la perception se détache d'elle-même pour produire le concept d'un sujet transcendantal.

Ce dernier ne ressent rien, il ne vit jamais rien puisqu'il est précisément cette indétermination sur le fond de laquelle surgissent qualités et les choses.

Les choses existent-elles, hors de la scène du sujet transcendantal et sa fiction épistémologique? Nous verrons par la suite quelle réponse apporte le poète portugais à cette question naïve.