Affichage des articles dont le libellé est classique. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est classique. Afficher tous les articles

mercredi 10 mars 2021

L'herbe bleue

Je vis quotidiennement avec le peuple de l'opinion, ceux qui manipulent ces produits du prêt-à-penser et se forment une représentation ontologique à partir de cette juxtaposition de conclusions détachées de leur corps logique. Ce sont des gens qui ont d'autres préoccupations: le loyer, le crédit, les enfants, les prochaines vacances, etc. Le jugement arrêté est nécessaire pour eux comme le sont les murs de leur chambre, le toit sur la tête de leurs enfants, la consistance de la nourriture qui les maintient en vie. On ne peut les blâmer. Ce sont les enfants reniés de la culture classique: elle les a imprégnés juste suffisamment pour qu'ils s'en réclament un tant soit peu, pour qu'ils en adoptent les codes et les critères; mais cette culture n'est pour eux qu'un ciel sous lequel ils évoluent tandis que leur pas les mènent quotidiennement dans d'autres écosystèmes dont ils manipulent les objets, dont ils tirent leur subsistance et leur plaisir. La culture classique est la divinité qui les juge, celle sous la tutelle de laquelle ils placent leurs idéaux, elle figure la justice lointaine d'un monde inaccessible et néanmoins omniprésent. C'est qu'on aura bien pris soin de faire en sorte qu'ils restent dans leur monde à eux, dans leur sous-culture depuis laquelle il n'existe presque aucun chemin pour rallier le royaume des Justes. Et puis, pourquoi les emprunter?

Ces gens là n'ont pas besoin de savoir, ils ont besoin de croire. C'est la croyance qui fixe les valeurs et détermine les qualités du monde où ils doivent agir et évoluer. La connaissance ne représente que l'érosion inconcevable de tout ce qui, avant, semblait si concret pourtant. Elle est un danger, elle menace la survie même. Elle est un luxe périlleux, un chemin hors du monde et hors de la Cité, la sentier des dieux et des fous.

Alors chaque jour, j'écoute les morceaux d'opinion que se déversent à la gueule ces gens dont je partage la vie. Je les vois s'incliner sous l'autorité de critères de jugement ininterrogés -- et pourquoi le feraient-ils? Avoir la foi, c'est être puissant. La conviction est le combustible qui anime les chars de la grande guerre à l'altérité, à l'incompris, à l'impie. Elle nourrit le mouvement d'auto-défense et provoque un repli identitaire, parce que l'identité, l'essence qu'on se donne, efface le vide existentiel. On ne peut pas lutter contre cette hargne et cette fougue propre à l'instinct de survie avec des raisonnements qui demandent une attention soutenue et ne donnent que des fruits amers au plaisir retardé et incertain. On ne peut pas proposer aux gens de détruire les murs de leur maison pour les remplacer par le vent du mouvement, ce vent qui ne peut les protéger du réel.

Mon dialogue avec ces gens se fait ici, malgré eux, où ils ne peuvent entendre.

C'est la culture classique qui leur a insufflé cette peur et qui les maintient dans les bornes de ses valeurs moisies. Mon véritable ennemi c'est ce peuple des cieux qui règne en dieux lointains sur l'immense pâturage d'une planète bleue. S'ils m'aperçoivent un jour, sur un nuage gris, qu'ils se méfient de ce mauvais présage: viendra un jour où les ordures, toutes en même temps, s'élèveront aux cieux. Mais cette pathétique prédiction ne constitue-t-elle pas le mythe absurde où s'épuisent l'énergie de révolte? Attendre que les ordures s'élèvent parce qu'on est incapable d'y croire pour soi-même...

Nous avons tous un petit panthéon personnel asséchant le lit de notre action, à qui nous offrons la meilleure part de notre liberté sous forme d'insipides ex-voto. Nous broutons tous un pâturage lénifiant.

lundi 15 février 2021

La culture classique et les sous-hommes

 La culture est un enjeu de pouvoir. La culture classique est dite de première classe, c'est celle des "élites" et du pouvoir. La connaître est une nécessité pour qui prétend diriger les autres mais elle n'apporte pas en soi une valeur plus grande au divers du monde qu'elle prétend ordonner. Le monde en son ensemble, qu'il s'agisse de sa dimension politique, économique ou encore artistique est parsemé de références à cette culture des classes dominantes. L'empire grec est partout, alimentant tous les phantasmes de grandeur et de culte de la personnalité. C'est une culture éminemment violente et colonialiste, éminemment aristocratique aussi et c'est pourquoi tous les hommes de pouvoir de notre triste époque s'en réclament.

À l'individu dépourvu de cette culture, toute une partie du monde, qui impose pourtant à son élan vital sa structure d'exploitation, demeure absconse. Il ne sait lire les signes qui partout sont disposés à l'adresse des initiés (il ne comprend pas ce qu'est le panthéon qu'il admire et ce qu'il véhicule de verticalité axiologique; il ignore l'esprit de compétition que développe la marque de ses baskets; il va durant l'adolescence dans une école au nom qui lui est étranger, etc.). Il vit dans un monde opaque et dépourvu de sens.

Mais il existe d'autres cultures. Toute habitude transmise et partagée en tant que patrimoine est une culture. Ces individus relégués au rang de seconde classe, partagent bel et bien une culture et ce qui permet à certains de qualifier cette dernière de "sous-culture" n'est que l'arsenal institutionnel (au sens large du terme) nécessaire à l'hégémonie de leur regard sur le monde. Ces impérialistes du corps et de l'esprit désirent ardemment se faire les juges divins de la nature réifiée. Ils ne cherchent qu'à imposer leur us et leurs coutumes en absolus indépassables, allant jusqu'à les naturaliser pour qu'ils ne puissent être discutés pour ce qu'ils sont: des choix collectifs. Cette culture classique leur sert à se distinguer et surtout à se reconnaître les uns les autres.

Mais, il suffirait que la force change de main et devienne l'apanage des (sous-)hommes de la sous-culture pour que l'ordre ancien se renverse.

L'ordre n'est jamais qu'un jugement relatif, il n'en est pas un seul qui soit universel et nécessaire. Pour qu'un regard sur le monde puisse s'ériger en véritable universel totalitaire, les deux moyens les plus efficaces sont: l'éradication physique de toutes les paires d'yeux existantes, ou bien l'imposition à tous d'une même paire de lunettes.

N'oublions pas cela, et tâtons-nous le haut du nez lorsque l'espace socio-économico-politique et son double discours se plaît à produire de nous-mêmes de viles anamorphoses et empourprer de honte nos visages dociles.