vendredi 12 décembre 2025

Problèmes aristotéliciens: l'amitié

Les références sont indexées sur l'édition GF du texte, traduction de Richard Bodéüs
 

Présentation de l’amitié


Aristote essaie de dépasser les apories exposées par Platon sur la notion d'amitié, et il ouvre l'extension de la notion d'amitié à tout un ensemble de relations diverses (relations commerciales, relations politiques, relations familiales, etc.). Dans l'Éthique à Nicomaque (VIII, 2), il commence par poser trois conditions nécessaires qui caractérisent l'amitié et servent de base pour une définition. D'abord il affirme que l'amitié est une relation fondée sur la bienveillance: il s'agit de vouloir le bien de l'autre. Bien entendu, une telle condition ne suffit pas en ce qu'on ne peut qualifier d'amitié un sentiment de bienveillance à l'égard de quelqu'un qui nous hait (contradiction soulevée par Platon dans le Lysis). Il faut donc une autre condition qui ne fasse pas de l'amitié un lien unidirectionnel, parfois même secret, qui unit un être à un autre. La deuxième condition que pose Aristote est donc la réciprocité: il est nécessaire que celui à qui je veux du bien, veuille aussi mon bien. Ce n'est qu'ainsi qu'on peut sortir des contradictions pointées par Platon qui pourraient mener, par exemple, à nommer amitié, le sentiment que quelqu'un nourrit secrètement envers un autre qui l'ignore. Mais cela ne suffit pas car, si l'on s’arrêtait à ces deux seules conditions, nous nous trouverions dans une situation où deux individus pourraient nourrir de la bienveillance l'un envers l'autre sans même le savoir. Imaginons, par exemple deux collègues de travail, qui ne se connaîtraient qu'assez peu mais ressentiraient a priori une forme de camaraderie l'un envers l'autre. On ne saurait parler ici d'amitié puisque les deux collègues pourraient très bien ne pas s'adresser la parole, s'observer à relative distance et s'apprécier sans que ni l'un, ni l'autre ne le sache... Curieuse amitié. C'est pour cette raison qu'Aristote pose une troisième et dernière condition: la conscience de l'inclination de l'autre. Il faut que les individus sachent que l'autre leur veut du bien et inversement. Ce n'est qu'alors que peut s'établir, en pleine conscience, une relation basée sur la confiance et que chacun se sente une partie d'un tout (la relation) qui les inclut.

Aristote explique plus loin (Ibid., VIII, chap. 3, 4) qu'il existe deux sortes d'amitié: l'amitié accidentelle qui se caractérise par le fait qu'on aime autrui pour ce qu'il nous apporte et non pour lui-même. Autrement dit l'ami est un moyen d'atteindre une fin, la relation est en ce sens instrumentale : elle ne prend pas son sens en elle-même mais en l'objet visé qui peut être double d'après le stagirite: l'utile ou l'agréable. Une amitié accidentelle basée sur l'utilité serait, par exemple, celle d'une personne de la famille qui vous aide à obtenir du travail grâce à ses relations. Une amitié accidentelle basée sur le plaisir est, typiquement, la relation entre deux amants se procurant l'un à l'autre du plaisir. Il faut noter qu'une relation peut être cultivée en vue du plaisir dans un sens et en vue de l'utile dans l'autre sens (par exemple le jeune homme qui couche avec des femmes mûres non par goût mais pour les avantages qu'il en retire est donc lié par l'utile, tandis que la femme mûre qui prend plaisir à l'acte charnel avec un joli corps est liée par l'agréable).

Ensuite, existe un autre type d'amitié nommé essentielle ou achevée qui se caractérise par le fait que chacun est aimé pour lui-même, en son essence. Nous reviendrons là-dessus plus tard. 

L'amitié est aussi une relation qui requiert une forme d'égalité (Ibid., VIII, chap. 7). Si, par exemple, quelqu'un retire une grande utilité d'une relation, de manière asymétrique, alors il devra, d'une manière ou d'un autre, donner quelque chose (de l'honneur par exemple) en excès, afin de rétablir la balance. Cela dit, l'asymétrie qui caractérise certaines relations rend impossible cette égalité: c'est le cas, par exemple dans la relation qui unit un Dieu à ses fidèles. Dans ces cas-là, il n’est plus loisible de parler d’amitié.



Première contradiction : la compétition pour la vertu


C'est au livre IX que vont émerger certaines contradictions qu'il s'agit de mettre en lumière. Il existe une première tension dans le fait que l'amitié véritable, essentielle, implique l'altruisme, les véritables amis sont "ceux qui souhaitent du bien à ceux qui leur sont chers dans le souci de ces derniers" (Ibid., VIII, 2). Toutefois, après avoir dit cela, le stagirite affirme que l'amitié pour autrui dérive de l'amitié pour soi-même (philautia): "Les marques amicales qui s’adressent aux autres et qui permettent de définir les formes d’amitié proviennent apparemment des attitudes que l’on a pour soi-même" (Ibid., IX, 7.1). Ainsi, on commence à entrevoir que ce qu'on aime véritablement chez autrui n'est peut-être rien d'autre que le reflet de soi qu'on y entrevoit... Mais Aristote va enfoncer le clou en distinguant deux formes d'amour de soi: la pléonexie qui définit celui qui cherche à s'attribuer plus de biens que les autres (tels que les biens matériels ou les honneurs) et l'amour de soi qui consiste à vouloir pour soi le plus de vertu possible: "Car supposons quelqu'un qui s'empresse toujours de passer lui-même avant tout le monde pour exécuter ce qui est juste ou ce qui est tempérant ou n'importe quoi pourvu que cela traduise la vertu; et, supposons quelqu'un qui, en somme, revendique toujours pour lui-même la beauté du geste: personne n'ira dire de l'intéressé qu'il cultive l'amour de soi et personne n'ira le blâmer. Pourtant, on peut penser que c'est plutôt chez ce genre d'individu que se trouve l'amour de soi. En tout cas, il se réserve à lui-même le plus belle part c'est-à-dire ce qui est bon au suprême degré." (Ibid., IX, 7.4.3.1-2)

Aristote confirme cette tendance de l'ami vertueux à se réserver la plus belle part un peu plus loin (Ibid., IX, 7.5): "Car il est prêt à sacrifier ses richesses, honneurs et en général tous les avantages qu'on se dispute, pourvu qu'il puisse revendiquer pour lui-même la beauté du sacrifice. [...] Car c'est ainsi que vont les choses: à l'ami les richesses, et à soi-même ce qui est beau. Donc, le plus grand bien, c'est à soi-même qu'on le réserve." On note ici que l'ami vertueux rentre presque en compétition avec son ami, sa grandeur d'âme demeure calculée, ce qu'il cède à autrui, il le récupère en dignité morale, cette "plus belle part" qu'on se réserve à soi-même... Le sacrifice est donc toujours une manière de renvoyer à soi-même, de se réfléchir à travers l'abnégation en s'élevant plus haut que cet égal qu’est l’ami.

On peut alors se demander si les amis ne sont pas des égaux parce qu'ils sont chargés d'apparaître, à nos yeux, estimables, dans l'exacte mesure où cette valeur permettra de magnifier nos propres actions, actions susceptibles de nous hisser encore un peu plus haut que nous-même, et donc qu'eux. En ce sens, il semble que nous soyons précisément dans une relation d'amitié accidentelle fondée sur l'utilité: celle de pouvoir contempler à travers l'ami sa propre valeur morale, confirmée voire sublimée, et de l'utiliser pour rivaliser de vertu et se tailler, à soi-même, la part du lion: "[...] nous sommes malgré tout mieux en mesure d'observer les autres que nous même et leurs actions plutôt que nos actions personnelles" (Ibid., IX, 8.3.2).



Deuxième contradiction : aimer la vertu plus que l’ami


Mais ce n'est pas tout: une deuxième contradiction, peut-être plus profonde, se fait jour à travers l'argumentation du philosophe. D'après sa définition de l'amitié achevée, celle-ci consiste à aimer une personne pour ce qu'elle est. Le problème étant que pour Aristote, l'identité d'un homme est son essence universelle, elle n'est pas ce qui fait qu'il est un être unique (sa matière par exemple son idiosyncrasie accidentelle), mais elle est une construction par une disposition (hexis), c'est-à-dire l'habitude acquise d'agir de telle manière, la sédimentation des actes passés, une disposition rationnelle à s’orienter vers le bien. Ainsi le désir délibératif qui est ce vers quoi l'individu va tendre, ce qu'il va choisir de faire, est fondamental dans la constitution de l'identité, or ce désir délibératif est précisément ce que vient qualifier la vertu en tant que juste milieu dans le choix. La vertu est une disposition décisionnelle, une manière de choisir.

C'est donc cette manière de choisir que l'on aime en l'ami, cette tendance à choisir en chaque chose le juste milieu qu'on nomme vertu. Mais ce qui permet à l'homme de choisir le juste milieu, c'est la raison calculatrice qui produit la prudence comme sa fonction. Or c’est bien là que gît l’identité de l’individu en tant que personne morale. Si l'identité de l'ami est la vertu, c’est-à-dire une pure fonction, une disposition à choisir le juste milieu, alors, précisément, nous aimons une qualité universelle et non un être dans sa singularité. Par conséquent l'amitié est impersonnelle, ce que nous aimons chez l'ami c'est un idéal, une idée, la vertu, celle-la même que nous retrouvons en nous, à laquelle nous pouvons nous identifier. Or si l'on peut s'identifier à son ami via une qualité, c'est précisément que cette qualité est impersonnelle, qu'elle est commune, potentiellement universelle car propre à tous les hommes. Ainsi Aristote ne peut éviter de retomber dans les limitations exposées avant lui par Platon. Nous n’aimons pas l’ami pour lui-même, mais pour ce qu’il est qualifié par une disposition vertueuse, une disposition ancrée à choisir le bien mais est-ce là où gît la véritable identité d’une personne ?

jeudi 27 novembre 2025

Dipsomanie

 Qu'ai-je à faire, au fond, de détacher de moi des lambeaux de mon être en ces désirs lagéniformes. C'est une mauvaise fée qui s'est penchée sur mon berceau et qui de la pulpe d'un doigt, m'a fait malade à vie. Ce ne sont que promesses d'au-delà qu'un dipsomane avale, en passant au napalm cette chair qui se cache. L'intérieur est ce qui est le plus accessible, et des poisons sucrés tapissent mes muqueuses, déciment par batteries le biotope qui bruisse dans les cales -- d'une vie qui, peut-être, est le seul auteur des destins...

vendredi 24 octobre 2025

J'adore un dieu Néant

Il reste tant à élucider en la cendre noire des souffrances... Je me suis pris d'amour de mourir alors à quoi bon reculer... maintenant. Maintenant que la brûlure est partout, dansante sur les murs, accrochée à mes cieux, lovée au creux du cœur, radiant de mes regards -- et met le monde en flamme.

Il faut vivre un peu pour comprendre. Qu'il n'y a rien à comprendre; que les gens sont minables parce que la douleur se projette alentours, parce qu'il FAUT, parce qu'on DOIT exprimer le tourment, et que toute âme ahane sur un rythme effréné l'impondérable solitude des consciences, l'idée -- qu'on n'ose regarder bien en face -- que l'homme est un enfer.

Mais il est de ces êtres en qui l'embrasement génère une violence qui se tourne en-dedans, implose l'âme en peine, et creuse et fore un lourd trou noir. Et c'est alors un double-enfermement redoublant la conscience, l'horizon du tourment ravale la lumière, et le train des lueurs circonvolute, vain, en des signes du Beau observé par soi-même. Et qu'on se hait alors, dans ce palais hyalin où tout se réverbère, où toute la lumière ramène au centre impossible de soi.

Heureusement que la souffrance est là, éternelle, un néant sur fond duquel émerge tout l'être qui déborde en des larmes de mondes -- ces mêmes mondes où de petites lueurs d'âme grouillent, s'entrechoquent et se dévorent de solitude et de tristesse. Ô combien je comprends les dieux, les cris de l'agonie produisent, quand on les capte au bon moment, sous le bon prisme sensoriel, d'incomparables harmonies. Nous sommes tous dans cet enfer cosmique pour jouer notre partition, et tous nos cris forment une symphonie qui justifie toutes les peines, toutes les déchirures du temps, la pourritude qui ronge, l'amour qui s'évanouit dans un éclair de vérité -- le vertige indicible de regarder le temps délier tous les nœuds des choses et des êtres... 

Il fallait que tout ça arrive, autrement... Autrement point d'entropologie, point de chantiers dévastés où demeurent plantés dans le sol du néant la teratographie de ceux qui s'essaient à créer. Des rangées de monstruosités difformes, polymèles, acéphales, et parfois qui vous crèvent le regard, même paupières fermées, tant est si beau l'élan des humains qui s'entraiment. Parmi les hommes combien s'immolent à ce désir de s'unir à autrui, de percer la cloison, s'aboucher à une âme, s'absoudre des pêchés qui nous rivent aux braises, décollent notre peau, nous font  errer à vif?

J'ai beau me plaindre je ne changerais pour rien l'ordalie qui lie mes lettres l'une à l'autre en cousant un linceul de mots: qu'il devienne ma peau, il a au moins pour lui de ne pas emporter la saleté de la vie, l'odeur de la chair, la maladie qui dévore. Les mots ne sont rien et pour cela ils sont mon idéal, ce que j'ai toujours rêvé pour moi-même sans pouvoir l'accomplir. 

Ce soir je me perds encore un peu dans le dédale de ce pays sans borne, je frotte ma peau aux épines qui percent l'épiderme se gorgeant de mon sang comme une plume d'encre. C'est de ma vie, de ma joie, de toute cette vaine formation d'unité que j'écris ma nature -- ma vraie nature, pas cette parodie d'existence qu'est la vie animale où tout se fond dans l'oubli minéral. Non je parle de la vraie nature qui est de se dissoudre à devenir idée, signe. Je parle d'une mutation plus radicale que celle du génome, capable de résoudre l'équation, d'offrir le résultat si beau du rien, du zéro qui contient l'infini.

Je cherche à me défaire de moi et pour cela je nage en la souffrance, yeux grands ouverts, j'observe les abysses où meure la lumière. Je veux m'éteindre, comme elle, dans l'horizon lointain, là où tout n'est qu'idée de tout ce qui n'est pas -- pas même pensable, pas même infinitésalement possible.

J'adore un dieu Néant, car il est la seule chose à mériter le pieux nom d'Être.

Et laissez-moi me vanter, laissez-moi vous dire à quel point je suis différent de vous; vous qui trouvez en vos vie du sens, vous qui aimez le monde et gardez bon espoir. Votre regard ne passe pas le voile, ne sait voir en l'abîme. Et oui je prétends moi mieux voir, laissez-moi donc tourner en avantage ce qui est anathème.  Il faut bien justifier un tant soit peu ce que l'on est, et puis faire croire aux gens que c'est un don unique, inestimable, que de voir à toute heure l'ombre manger le jour. Car je regarde la lumière, et l'ombre la domine: au cœur et tout autour... Voilà ce que saisit mon âme, voilà ce que veulent empoigner mes mains qui crachent, comme incisions sur le réel, la forme sombre des mots.

J'adore un dieu Néant -- pouvez-vous seulement imaginer à quoi il ressemble? Pouvez-vous concevoir un néant? Je n'ai pas d'autre but et point d'autres élans. J'adore un dieu Néant.

J'adore un dieu Néant. 

samedi 4 octobre 2025

Circuit imprimé

 Je suis câblé pour la souffrance: l'équilibre du tourment est mon moyen de ne pas mourir -- dans un néant d'ataraxie. Boire est un destin. Le poison dépresseur coule en mes veines comme une essence de beauté. Tout, je dois tout transformer; des plaies sanieuses de l'existence ourdir un lot de Galatées. Qu'une prose mellifère coule des étoiles sur les brûlures du monde en flamme: c'est à mon cœur d'éponger la laideur pour devenir l'étoile pulsatile du Nord -- au creux d'autres poitrines.

lundi 18 août 2025

Générations

 Il n'y a pas qu'en soi que la maladie naturelle érode la substance: partout, dans le noyau des autres, est logé ce ver entropique rongeant à la source les lueurs qui chercheraient à naître d'âmes enclines à vivre. Les amis qui enfantent, ne le font qu'au prix de la plus grande déliquiscence: on les voit abdiquer devant tout ce qui s'érige et affirme contre l'érosion du temps. L'enfant devient le prétexte à abandoner les corps à la saleté et au pourissement, on laisse le monde nous engloutir et digérer sans plus avoir, au contraire, la force de l'assimiler. Donner la vie c'est aussi bien souvent la perdre, se tasser sur le tapis végétatif de sa nature, et voir mourir et s'user les jardins suspendus de toutes les Babel qu'on avait édifiées.

On peut manger, certes, mais d'une obésité morbide qui sédimente une à une les fractions de graisse où s'enkystent, bien abrités, la cohorte lyposoluble de toxines cancérigènes, arrosée d'un alcool qui devient le tuteur qui nous maintient debout. L'enfant dévore le quotidien, la toile patiemment ourdie, il incarne la vie qui croît à partir de sa source, par incorporation et dévitalisation des matrices originaires vouées à se dissoudre dans la flambée métabolique de son développement naissant.

J'ai cru mourir d'élever la vie mais ce que j'ai entrevu chez les autres de renoncement et de résignation, témoigne de la terrible puissance qui brûle encore en moi. Les sombres flammes de ma volonté sont encore capables de dévoration dévastatrice et si la vie s'élève et rampe sur mes rameaux, le tronc noueux de ma vaine existence concentre en lui la sourde densité d'une implosion stellaire.

Pousse germe: tu t'élèves sur ce glaive effilé qui veut planter le ciel et remplacer l'azur par le sang de la nuit -- pour y tracer, luminescentes, les formes d'une prose lactée.

vendredi 25 juillet 2025

Aphorisme de l'allodésie

 Il faut les étouffer les gens comme moi, sinon ils crèvent de leur propre vacuité. Si on ne harponne pas chacune de leurs secondes par le tribut de l'attention et du regard d'autrui, par une incalculable dette envers les êtres et les choses, alors ils percent tout instant de mille abysses insondables, criblant les minutes d'un vide qui renvoie l'écho débilitant du rien qui s'observe.

Aux âmes languissantes

 Poursuivre l'ourdissage de l'œuvre à travers la calligraphie de l'âme peut désormais se faire sans la notion du moi, de cette identité qu'on cherche en ce reflet d'un style. On peut attacher la même valeur à ces formes qui séduisent sans pour autant soumettre la démarche à la saisie du moi. Il doit être possible de témoigner d'un degré d'obsession toujours aussi élevé quand bien même il ne s'agirait pas de soi, mais simplement de tracer les formes de ce Beau qui fait la clef de nos rêves -- l'espoir d'une valeur pour éclairer le vain mécanisme des choses.

On peut véritablement vivre sans l'idée d'un égo, sans que cela ne change grand-chose dans le déroulement de ce rendez-vous manqué du destin. Il n'y a pas de rendez-vous. Il n'y a que l'exécution d'un écheveau de lois qui fait d'un être le miroir de l'Être qui se mire et se divise afin d'être moins seul.

Le néant est la seule compagnie de l'Être. Je chemine au creux du néant, sans cesse renouvelé. Je suis le sans-identité, sans-substance, celui qui toujours observe ce qui ne saurait être lui: la condition de possibilité du Même et de l'Autre.

Lorsque j'ai cru vouloir me transsubstantier en un lacet de mots, je n'avais pas compris alors que tout ce que je désirais, ce n'était déjà plus être, mais pouvoir contempler encore, toujours plus, cette beauté des astres où j'ensorcelle mon regard  -- ô sommet de Babel, horizon-miroir du verbe.

Je ne cherche plus à exister mais à graver d'interminables calliglyphes les cent milliards de cahiers de mon âme -- et que tout ce qui vaque autour de moi, encore dépourvu de mon signe, se trouve sidéré tel un profond minuit de voie lactée.

Désirer s'abolir... et vider la lueur des cieux pour l'y celer en prose aphoristique; que toute la lumière du monde se love en mon poème -- qu'il me fasse univers, ainsi qu'à tous les déroutés du monde, gyrovagues acosmiques que les dogmes d'une science naturalisée ennuient.

Je produirai la houle d'océans innombrables pour que jamais, jamais plus, cette soif qui nous ronge, et néanmoins nous porte par-delà le même, ne trouve un refuge où s'abreuver sans s'éteindre.

Que toute ma durée soit ivresse du présent aux âmes languissantes. 

lundi 7 juillet 2025

Cours préparatoire

À mes yeux, je sais qu'un jour viendra... tu seras chose unique, embrumée de lumière, en halo singulier dans le ciel obscurci. Un jour... Toutes les étoiles déchues des nuits spatiales te seront un décor pour allumer un feu -- en moi. Il n'y aura plus que toi, et chaque geste de la vie, les actions commandées, l'énergie consentie, seront tous les prétextes à emprunter les ponts menant vers ta clarté.

De mes premiers regards sur tes formes d'éthiops les choses n'ont pas changé; j'avais trouvé la forme pour me pétrifier d'éternité, c'était si clair et si soudain: j'avais élu l'entrelacs de tes bras pour y saisir une âme à laquelle aspirer. Car aimer c'est vouloir se dissoudre en l'objet contemplé.

Les femmes que j'ai aimé furent les femmes que j'étais; mais il y avait encore trop de nature en elles, et je pouvais, par là, me passer de l'histoire. À travers toi, par contre, c'est bien l'œuvre des hommes qui m'élève à l'extase. Et je sais désormais que je suis bien humain à mesure que mon âme imprime en l'usine des jours ce poème où j'inhume un feu de ma durée.

vendredi 4 juillet 2025

Métaphore de la conscience

À mesure que l'on vieillit s'ancre plus profondément la certitude vécue que l'on est seul, absolu car ignorant des autres. Les anciennes relations se reconfigurent sans cesse, délitant des liens qu'on croyait établis -- mais qu'est-ce qui, réellement, peut prétendre à l'être?

Les nouvelles relations, quant à elles, sont plus friables que les pâtés de sable océanique, ils offrent l'illusion du grandiose et du solide, mais vivent le temps d'une marée. À force d'en engranger puis de les voir s'effriter, on cesse de pourchasser les nuages, et, l'espoir fait place à la méfiance qui cède la place au scepticisme.

Peut-être alors, se rend-on compte qu'on n'est plus si aimable qu'on croyait, qu'on a perdu ce quelque chose qui réchauffait les cœurs, qu'on est devenu tellurique: on a vêtu son nu noyau.

Il faut prier alors que tout ce que le temps a bien solidifié ne s'érode pas comme le reste, que demeure quelques stalactites philiaques capables de construire et de consolider à rebours du naufrage qu'est tout destin.

Que la caverne de ses quarante ans est nue... hantée par d'échevéennes réverbérations invoquant tous les spectres d'un passé dilaté au point d'être gazeux.

Voilà ce qui reste des autres, un nuage gazeux que l'immense abjecte masse de notre égo capture en son orbite pour y nourrir la fission atomique d'une âme centrifuge -- et par là-même tuminescente.

L'âme un chantier détruisant tout pour son néant -- le trou noir métaphore de toutes les consciences. 

mercredi 25 juin 2025

Ataraxie

Refermer les crocs térébrants de rage sur le rien de sa miserable vie ne saurait éclairer de sens le prosaïsme ambiant et la médiocrité. On ne contrôle rien et cela nous écrase toujours un peu plus sous une masse grandissante de frustration -- mais cette frustration ignore qu'alors la vie serait peut-être encore plus odieuse...

Si les crocs aiguisés par l'acte automatique d'affutage qui pousse un homme sans espoir à décupler sa puissance pouvaient, ne serait-ce qu'une seule fois, s'enfoncer dans la chair de quelque chose, d'un morceau de substantielle réalité, alors peut-être que le monde porterait la marque de notre révolte, mais peut-être, aussi, tracerions-nous sur notre propre épiderme les cicatrices d'une auto-dissolution programmée, d'un anéantissement de soi -- car c'est là, peut-être, le seul accès connu au bonheur, la véritable ataraxie.

Exhaustion

Ai-je dit ce que j'avais à dire? Ai-je exhalé à travers le filtre des mots l'âcre fumée de mon âme et ses volutes intranquilles? Je ne saurais le dire. Il m'arive parfois, de me sentir poussiéreuse bibliothèque aux couleurs sombres, surrannées. Le bois verni cotoyant le vert pur du cuir de fauteuils et d'abats-jours en verre fumé. À travers les rayons obliques d'un soleil diaprant le sol, je m'ébats dans le flottement lénifiant de particules suspendues -- celles-là même qui furent l'analogie propitiatoire à l'ontologie atomiste. Il n'y a personne en moi, je suis cet édifice, enceinte du silence où seule se meut la part inorganique du monde.

Je n'ai rien à dire. Je l'écris tout de même: on n'écrit jamais mieux que ce qui ne se peut dire. Je suis vide de toute connaissance et mes rayons portent en eux les couches superposées du savoir dépourvu de conscience: toute la science n'est qu'arabesques et ondes acoustiques.

Mais tout discours n'est-il pas seulement ça? De quel droit nommé-je ces pages un journal?

La forme, le fond: des propriétés émergentes.

mardi 24 juin 2025

Aséité

L'expérience du vide est cathartique. Elle dérègle tous les sens parce qu'elle annule en l'homme l'élan de tout comprendre, de tout déterminer par projection de cause finale. La vie s'écoule, inane pour la conscience inexorablement sémantique. L'être biologique est seul victorieux, se dressant sur le passé de l'ascendance par toute la vérité de l'organisme qui métabolise et croît sans autre but que son plein développement -- si ce n'est sa transmission. L'organisme appartient à la vie, il est régi par un principe dont on peut tant soit peu saisir les ressorts grossiers. La conscience, quant à elle, ne sait trouver son principe, elle ne fait que perdre récursivement la trace d'une origine et d'une fin et c'est pourquoi, dès lors qu'elle cherche à se saisir, advient en elle le vertige par lequel s'écoulent les cadres de la métaphysique -- et tout, alors, n'est plus que temps, aséité abolie.

Spondanomancie

J'écris pour projeter dans le monde autre chose que ma pathétique et vieillisante carcasse. Il m'a été donné de jeter mondainement des parties de cette vie biologique qui ne veut rien dire: j'ai donné du plaisir, expulsé violemment le code source d'un programme dont je ne suis que l'insipide et innombrable itération. Tout cela n'est pas moi. Ce moi que je crois être l'âme doit lui aussi trouver un chemin en l'ordre des phénomènes. Je n'ai trouvé mieux que les mots et leur musique pour être le sémaphore d'une âme spectrale et putative.

L'écriture est envoûtement: on injecte la temporalité dans ce qui n'en a pas, le rythme et l'harmonie dont le poème est hyménée. Tous ces poèmes n'ont aucune existence intrinsèque, ils ne sont que la relation qu'une âme entretient à elle-même à travers le texte. La littérature est un miroir par où se dérobe aussi l'existence de qui n'a pas d'en-soi.

Il serait toutefois injuste de dire que tout cela n'a nulle valeur; en fait, contempler cette grammaire est un travail de spondanomancien: dans les débris que le vide a laissé sur le monde, une esthétique du sens érige laborieusement le récit d'une tragédie -- nul ne peut demeurer insensible à celle-ci car elle ne sait être autre chose que celle de toutes les consciences.

mercredi 4 juin 2025

Enthousiasme

Il faut chercher -- chercher toujours -- à faire des signes les fins en soi chargées de dévoiler un sens qu'il ne nous appartient aucunement de rendre transcendant. C'est à l'autre d'ourdir par d'échevéennes connexions sémantiques le sens qu'il tisse de ses désirs. Il faut que la manière d'agencer chaque signe, chaque proposition, chaque marque de ponctuation, soit apte à révéler un ordre -- secret mais perceptible -- capable d'attiser le désir de compréhension, capable d'amener le lecteur au travail par lequel son imagination tresse les éléments d'un monde répondant à ses phantasmes inconscients. Il faut qu'il croie trouver dans le système réticulaire de ces glyphes une vérité atemporelle qui l'élève à la divinité qui gît en lui sans qu'il ne puisse la saisir immédiatement. Il faut donc être ce détour par lequel un dieu naît à lui-même. Et c'est cela que l'art procure, ce que l'on nomme: enthousiasme.

Pièces détachées

Face au monde désassemblé, se trouver là et observer chaque élément épars gésir sur le champ des regards... Trouver cela étrange qu'un univers entier puisse être ainsi démonté, par la pulsion infantile de remonter aux fragments primordiaux -- pour tout recommencer.

Se trouver atone et muet face au réel qui ne consent jamais à se dévoiler totalement, à ce Réel sans Vérité.

Que reste-t-il à faire alors? Si ce n'est se lancer dans cette catoptromancie de la conscience réflexive qui ouvre sur l'abîme intérieur...

Ici même les coquillages, lorsqu'on les place contre l'oreille, ne dise rien qu'un son uni menant à des degrés d'hypnose -- induite, bien malheureusement, par notre consentement.

lundi 26 mai 2025

Vulnéraire

Retenir les cris à l'intérieur, pour ne pas déverser son âme au-dehors de soi-même, jusqu'à extrusion totale du noyau d'agonie. En cas de crise, il est formellement nécessaire de clore ses yeux et ses oreilles, de retenir sa respiration et de boucher ses narines, sous peine que l'inexpugnable médiocrité du "monstre bipède" s'infiltre dans la chambre d'isolement et vienne troubler le diapason tout juste tolérable de l'interoception.

Soyez partculièrement prudent à parvenir à l'aporie la plus totale, il n'y a qu'ainsi qu'une violente réaction émétique pourra être évitée qui -- des cas ont déjà été obervés -- pourrait mener, lors de rares complications sévères, à l'extrusion du susmentionné noyau d'agonie.

L'aporie est particulièrement indiquée dans les cas aggravés de misologie avec épisodes aigus de pyrrhonisme purulent externe/interne; mais aussi dans une situation d'insulte matutinale de la part d'un carossier en colère parce que vous avez osé vous garer sur une place de parking libre en face de son enseigne.

Dès lors que l'épisode est suivi par une suffocation partielle via des doses importantes mais non létales de mépris, atrophie inellectuelle et analphabếtisme léger dans une instituion publique de formation des citoyens, il est urgent de consulter un médecin agréé capable de pratiquer l'aporie par injection intracardiaque.

Les effets apotropaïques de l'aporie sont reconnus et attestés par les experts de l'agence nationale de sécurité du médicament. Bien respecter la posologie recommandée par votre médecin.

samedi 24 mai 2025

[ INSTITUTION ] Babel

Il est bien nécessaire, parfois, de vérifier qu'existe encore en nous cette volonté d'expression et la capacité de s'y livrer concrètement. À force de procrastination, il est si simple d'habiter l'abstraction comme un monde possible qui, à demeurer seulement possible, plonge cette partie si chère de nous dans une déréalisation pire que la mort elle-même.

En attribuant à un élan de sa personne une valeur transcendante et essentielle, on en vient facilement à repousser tout moment de s'y fondre pour la raison qu'entrer dans le sacré ne saurait se faire sans préparation préalable, sans cette forme de sainteté qu'est l'inspiration par laquelle on croit sortir de la médiocrité pour toucher la grandeur d'une extranéité. Alors on hésite, on attend le moment opportun qu'on ne sait plus créer parce que le but fixé nous paraît de plus en plus lointain, intangible, aussi reculé que l'est une divinité qu'il ne faut pas trahir.

Ne plus écrire, parce qu'on recherche dans l'écriture plus que ce que l'on est, plus que tout ce qui est immédiatement donné dans le prosaïsme d'une vie dévorée par la quotidienneté et le consommatoire. Or il faut un extrême détachement pour parvenir à sortir de la roue et s'élever vers la Beauté qui nous maintient vertical.

J'essaie, de temps à autre, de vérifier par des incantations pathétiques si la Beauté est encore là, tout en méditant de lui rendre hommage, un jour, par une cathédrale du Verbe dont la forme phantasmée s'ourdit jour en jour en ma psyché dévastée. C'est du désert brûlant que s'élève en mirage ma Babel idéale, ma rédemption, mon hommage.

Un jour, peut-être, je ramasserai tous les fragments épars de mes brouillons de courage pour forger cette armure chargée de s'ajuster aux articulations innombrables de cette Vérité que je contemple, et moi aussi j'ourdirai du tourment la forme du divin.

vendredi 23 mai 2025

Aphorismes de l'aveugle espoir

"Tout ce qui était n'est plus. Tout ce qui sera n'est pas encore". Depuis presque trois siècles la rose peine à éclore, en l'occident interminable, d'une lustrale aurore... Combien de générations peuvent ainsi servir de simple fumier à la cruelle Histoire?

 

Si Atlantide il y a au détour d'un futur, Il faudra bien qu'advienne l'abîme -- l'équilibre n'est pas une propriété de la vie.

 

La tragédie est la forme de tous les destins, sans aucune exception.

 

Le fond de toute beauté est l'anéantissement nécessaire.

 

Rien n'existe en soi, tout est contraste et relation: ainsi tout bonheur est ressac.

mardi 13 mai 2025

[ DESTITUTION ] Le cours

L'entrée dans la salle de classe se fait au compte-goutte, certains élèves ont les mains dans les poches et n'ont pas de sac sur eux. Ils demanderont un stylographe plus tard, à un de leurs camarades, puis le poseront devant eux sur la table vide et sans support d'écriture. Certains disent bonjour, d'autres vous regardent et ne répondent pas quand vous les saluez.

Avant d'arriver dans la salle il aura fallu passer par des couloirs où les adolescents sont affalés par terre, les jambes en travers du passage, ne daignant pas même les bouger pour laisser passer un professeur, les yeux rivés sur leur téléphone.

En commençant le cours, vous apercevez une partie de la classe avec le sac encore sur les tables, les téléphones portables très certainement cachés derrière, retournés vers leurs voisins de derrière ou bien tournés sur le côté, dos contre le mur. Vous demandez à ce que les affaires soient sorties, le nécessaire pour prendre le cours posé sur le table et on vous regarde avec hostilité, comme un fossile encombrant capable de renvoyer à ceux qui ne voient que mensonge, le reflet sincère d'une réalité préoccupante.

Cinq élèves ont la tête posée sur la table, trois d'entre eux dorment, yeux fermés. Vous les apostrophez et les prévenez qu'il n'est pas acceptable de dormir en cours; ils recommencent quelques minutes plus tard: il faudra répéter les avertissements quatre ou cinq fois; c'est cela ou bien l'exclusion de cours qui mènera quelque(s) parent(s) a contacter le lycée pour s'indigner que son enfant ait pu être exclu alors qu'ils posait simplement sa tête sur la table. Il avait mal dormi la veille, c'est inadmissible une telle intolérance vis-à-vis de la souffrance d'autrui. Alors il vaut mieux répéter dix fois la même chose, et dix fois remonter son rocher en haut de la colline, jusqu'à ce que la sonnerie retentisse.

Durant le cours, les regards sont vitreux, indolents, sans expression. Lorsqu'on pose une question il peut se passer plusieurs minutes dans un silence de cathédrale sans que personne ne réponde. Leur demander de lire un texte est un affront, ils consentent tant bien que mal, lisent quelques lignes puis, rapidement, font semblant de se concentrer mais on repère aisément le vague de leur regard. Lorsque vous demandez d'écrire la réponse à une question au brouillon, certains attrapent fébrilement un stylo dans les mains (d'aucuns ne savent pas tenir leur stylo correctement et écrivent comme des enfants de cours préparatoire) qu'ils agiteront sans toucher la feuille, directement sous le cours parce qu'ils n'ont jamais acheté le cahier de brouillon demandé en début d'année. La plupart ne feront même pas cet effort.

Vous corrigez l'exercice à haute-voix, un ou deux élèves, toujours les mêmes, daignent participer à l'oral, certains, dix secondes plus tard vous demandent quelle était la question. Lorsque vous énoncez la réponse, aucun ne prend une note, malgré les consignes données en début d'année, malgré la fiche méthodologique fournie à cet effet, malgré les entraînements misérablement tentés de-ci de-là. 

Au fond un élève a rayé toutes les minutes écoulées depuis le début du cours, il ne le cache pas, lorsque vous l'interrogez sur la nature de cet étrange décompte, il vous dit la vérité sans ciller. Son voisin dessine de gros et jolis dessins sur les pages de son cours: il ne cherche pas à le cacher, tous les professeurs l'acceptent. Vous réalisez directement qu'il serait vain de lutter contre cela car il n'en résulterait qu'incompréhension et hostilité. Vous vous résignez. Vous êtes payé pour ça.

Devant, un élève que vous avez isolé, sourit bêtement tandis que ses camarades de derrière cachent leur nez avec leurs vêtements. Vous apprenez qu'il pète depuis le début, il déclare qu'il a des gaz comme s'il était dans son salon, entouré d'une bande de potes. Vous laissez faire avec un petit rappel des règles de courtoisie.

Ce que vous écrivez au tableau est un charabia, vous savez pertinemment qu'ils ne comprennent pas la moitié des mots, des tournures de phrase, leur niveau est celui d'un collégien, d'un jeune collégien qui prendrait le chemin d'un échec au brevet. Vous parlez d'épistémologie et de changements de paradigmes: même en expliquant cela avec des mots simples vous atteignez le sommet de la complexité à laquelle ils sont capables de se confronter -- à laquelle ils ne veulent pas se confronter.

Pour eux tout est facile: arriver en classe quand on veut, quand on peut, prendre en note les quelques phrases notées au tableau quand on en a l'énergie, faire semblant d'effectuer les exercices, prétendre lire les textes qui font plus de huit lignes, ne jamais ouvrir son cahier pour un contrôle et obtenir tout de même la moyenne en consentant à étaler quelques lignes de vacuité à peine intelligibles. À chaque cours il y a au moins trois absents, l'école c'est quand on peut, quand on n'a pas d'autres priorités. Pas besoin de rattraper les cours, de toute façon on prendra l'explication de texte et on obtiendra 9 sur vingt en bâclant quelques réponses en deux heures sur une épreuve qui en compte quatre. 

Sur les bulletins tout ira bien, on aura peu ou prou la moyenne sans avoir rien appris, sans même avoir construit un quelconque savoir, en venant tel qu'on est depuis l'école primaire, certes, mais inclus.

samedi 10 mai 2025

Arcanes

La poésie est comme la musique, elle est comme toute chose: une découverte et non une création. Cela ne veut pas dire que ce qui est découvert est une chose exogène, peut-être que nous ne faisons (à travers les mathématiques, les sciences, les arts) que retrouver l'expression de nos propres lois internes.

Pour cela je ne fais pas partie de ceux qui récusent l'inspiration. Écrire de la poésie, vibrer d'ivresse créatrice, n'est rien d'autre pour moi que d'être effectué par une certaine tonalité vibratoire du réseau des choses qu'on nomme expérience ou vécu. C'est tout l'agencement du contexte qui produit sur ma personne l'état extatique par lequel me parviennent des profondeurs de l'être les fragments de beauté-vérité que les sons indiquent.

La partition de tout cela n'est pas le fruit d'un calcul et l'homme ne sait pas créer au sens authentique du terme. Je conçois l'activité du poète comme celle d'une pythie avec l'enthousiasme en moins, à moins de voir la divinité non plus comme une transcendance exotique mais comme une tonalité particulière, une harmonique par laquelle le poète résonne avec des notes englouties dans l'accord complexe du vécu naturel.

On trouve la vérité: de là découle le caractère d'évidence en tant que réminiscence; pas au sens platonicien cela dit, du moins si l'on veut prendre le mythe d'Er le pamphylien au pied de la lettre, mais plutôt une réminiscence de ce qui est toujours donné à l'intuition mais de manière confuse, enfoui dans l'écheveau du divers que le poète tisse en séparant les fils pour en faire ressortir les motifs inaperçus.

Travailler ce n'est pas agencer morceau par morceau un ouvrage par tatônnements successifs, l'art n'est pas identique à la prodction technique. Travailler, pour le poète, c'est s'entraîner encore et encore à intégrer la technique afin qu'elle lui soit un nouvel organe, capable de remplir sa fonction sans que l'on ait à y penser: il n'y a qu'ainsi que la technique peut devenir pur signifiant sans empiéter sur le vécu à ressentir.

Travailler c'est avoir répété suffisamment de brouillons pour que la vérité puisse frayer son chemin sans encombre, sans rupture, par un souffle ininterrompu qui expulse la délicate haleine de la poésie se déposant sur la vitre d'un miroir. Il faut que le geste soit parfait, fluide, et qu'il pogresse avec facilité, comme la nature. Plus le poème sort spontanément, plus il est expulsé par une poussée jaculatoire, et plus il retient pure et concentrée la vérité dont il est signe.

Le poète est condamné à la poésie jusqu'à sa mort, car l'idéal acméique de l'expression pure et achevée ne peut être, par essence, qu'un horizon intangible.

Toute tentative de s'éterniser est en droit vouée à l'échec, car ce n'est pas la nature de l'homme d'être.