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mardi 13 mai 2025

[ DESTITUTION ] Le cours

L'entrée dans la salle de classe se fait au compte-goutte, certains élèves ont les mains dans les poches et n'ont pas de sac sur eux. Ils demanderont un stylographe plus tard, à un de leurs camarades, puis le poseront devant eux sur la table vide et sans support d'écriture. Certains disent bonjour, d'autres vous regardent et ne répondent pas quand vous les saluez.

Avant d'arriver dans la salle il aura fallu passer par des couloirs où les adolescents sont affalés par terre, les jambes en travers du passage, ne daignant pas même les bouger pour laisser passer un professeur, les yeux rivés sur leur téléphone.

En commençant le cours, vous apercevez une partie de la classe avec le sac encore sur les tables, les téléphones portables très certainement cachés derrière, retournés vers leurs voisins de derrière ou bien tournés sur le côté, dos contre le mur. Vous demandez à ce que les affaires soient sorties, le nécessaire pour prendre le cours posé sur le table et on vous regarde avec hostilité, comme un fossile encombrant capable de renvoyer à ceux qui ne voient que mensonge, le reflet sincère d'une réalité préoccupante.

Cinq élèves ont la tête posée sur la table, trois d'entre eux dorment, yeux fermés. Vous les apostrophez et les prévenez qu'il n'est pas acceptable de dormir en cours; ils recommencent quelques minutes plus tard: il faudra répéter les avertissements quatre ou cinq fois; c'est cela ou bien l'exclusion de cours qui mènera quelque(s) parent(s) a contacter le lycée pour s'indigner que son enfant ait pu être exclu alors qu'ils posait simplement sa tête sur la table. Il avait mal dormi la veille, c'est inadmissible une telle intolérance vis-à-vis de la souffrance d'autrui. Alors il vaut mieux répéter dix fois la même chose, et dix fois remonter son rocher en haut de la colline, jusqu'à ce que la sonnerie retentisse.

Durant le cours, les regards sont vitreux, indolents, sans expression. Lorsqu'on pose une question il peut se passer plusieurs minutes dans un silence de cathédrale sans que personne ne réponde. Leur demander de lire un texte est un affront, ils consentent tant bien que mal, lisent quelques lignes puis, rapidement, font semblant de se concentrer mais on repère aisément le vague de leur regard. Lorsque vous demandez d'écrire la réponse à une question au brouillon, certains attrapent fébrilement un stylo dans les mains (d'aucuns ne savent pas tenir leur stylo correctement et écrivent comme des enfants de cours préparatoire) qu'ils agiteront sans toucher la feuille, directement sous le cours parce qu'ils n'ont jamais acheté le cahier de brouillon demandé en début d'année. La plupart ne feront même pas cet effort.

Vous corrigez l'exercice à haute-voix, un ou deux élèves, toujours les mêmes, daignent participer à l'oral, certains, dix secondes plus tard vous demandent quelle était la question. Lorsque vous énoncez la réponse, aucun ne prend une note, malgré les consignes données en début d'année, malgré la fiche méthodologique fournie à cet effet, malgré les entraînements misérablement tentés de-ci de-là. 

Au fond un élève a rayé toutes les minutes écoulées depuis le début du cours, il ne le cache pas, lorsque vous l'interrogez sur la nature de cet étrange décompte, il vous dit la vérité sans ciller. Son voisin dessine de gros et jolis dessins sur les pages de son cours: il ne cherche pas à le cacher, tous les professeurs l'acceptent. Vous réalisez directement qu'il serait vain de lutter contre cela car il n'en résulterait qu'incompréhension et hostilité. Vous vous résignez. Vous êtes payé pour ça.

Devant, un élève que vous avez isolé, sourit bêtement tandis que ses camarades de derrière cachent leur nez avec leurs vêtements. Vous apprenez qu'il pète depuis le début, il déclare qu'il a des gaz comme s'il était dans son salon, entouré d'une bande de potes. Vous laissez faire avec un petit rappel des règles de courtoisie.

Ce que vous écrivez au tableau est un charabia, vous savez pertinemment qu'ils ne comprennent pas la moitié des mots, des tournures de phrase, leur niveau est celui d'un collégien, d'un jeune collégien qui prendrait le chemin d'un échec au brevet. Vous parlez d'épistémologie et de changements de paradigmes: même en expliquant cela avec des mots simples vous atteignez le sommet de la complexité à laquelle ils sont capables de se confronter -- à laquelle ils ne veulent pas se confronter.

Pour eux tout est facile: arriver en classe quand on veut, quand on peut, prendre en note les quelques phrases notées au tableau quand on en a l'énergie, faire semblant d'effectuer les exercices, prétendre lire les textes qui font plus de huit lignes, ne jamais ouvrir son cahier pour un contrôle et obtenir tout de même la moyenne en consentant à étaler quelques lignes de vacuité à peine intelligibles. À chaque cours il y a au moins trois absents, l'école c'est quand on peut, quand on n'a pas d'autres priorités. Pas besoin de rattraper les cours, de toute façon on prendra l'explication de texte et on obtiendra 9 sur vingt en bâclant quelques réponses en deux heures sur une épreuve qui en compte quatre. 

Sur les bulletins tout ira bien, on aura peu ou prou la moyenne sans avoir rien appris, sans même avoir construit un quelconque savoir, en venant tel qu'on est depuis l'école primaire, certes, mais inclus.

samedi 3 mai 2025

[ DESTITUTION ] Amour de la sagesse

Nous faut-il tout raconter des humiliations quotidiennes de cet infâme métier? Non qu'il le soit par lui-même mais bien plutôt parce que les conditions de son exercice le rendent tel. Être titulaire sur zone de remplacement c'est avoir la joie de rencontrer les collègues de l'académie, et de boucher les trous de leurs merveilleux services calibrés sur-mesure. On peut alors facilement se retrouver avec six classes de filière technologique contre une seule générale et entrer dans le monde merveilleux de l'éducation spécialisée. La réalité est que les professeurs ne font pas le même métier en fonction des conditions d'exercice: le quotidien d'un professeur de filières technologiques n'a strictement rien à voir avec celui qui enseigne majoritairement (voire exclusivement) en filières générales. Nous ne faisons tout simplement pas le même métier.

Certains professeurs passeront même toute leur carrière sans avoir connu l'enseignement en filières technologiques, tandis que d'autres seront officieusement abonnés à ce régime et se voir répondre (lors d'un appel au secours issu du désespoir) par le SNES que: "c'est comme ça, ça arrive et il n'y a rien à faire"... La solidarité des professeurs est quasiment inexistante entre titulaires et TZR, parce que ces derniers ne font que passer, courant parfois entre trois établissements différents, et qu'on sait qu'en leur fourguant les classes dont personne ne veut, il n'y aura nulle conséquence réelle, qu'un autre prendra son tour de corvée l'année d'après qu'on ne reverra peut-être jamais.

Je me souviens, par exemple, de ce merveilleux exemple de déontologie et de soutien entre collègues, comme une carrière philosophique sait paradoxalement les créer. Je suis affecté dans un établissement au sein duquel un autre professeur de philosophie (titulaire) exerce depuis de nombreuses années. Je me retrouve avec l'entièreté de mon service en cet établissement en filières technologiques (trois classes), tandis que le collègue avait pris toutes les classes de générale (quatre au total). Lorsque je viens lui parler de la situation en en appelant à son empathie, il me sort une litanie abjecte sur le fait qu'étant déjà passé par là il trouvait normal que j'ai aussi ma part... Curieux sophisme du bourreau qui ne peut mener qu'à un cercle vicieux dont on ne sort jamais... Curieuse éthique de la part d'un amoureux de la sagesse. Lorsque j'insiste il ira même jusqu'à me parler de sa mère ouvrière et du fait qu'un professeur est privilégié par rapport à d'autres professions, qu'il n'y a donc vraiment pas lieu de se plaindre... Le tout noyé dans une logorrhée infâme qui ne voulait rien dire, dont le seul objet est d'embourber l'interlocuteur dans le sentiment vague d'une justification -- parce qu'en réalité il n'y a simplement rien de noble pour justifier un tel comportement...

Ces personnes, en plus d'être écœurantes, sont potentiellement nocives puisqu'elles créent les conditions d'une souffrance au travail qui peut mener certains collègues à la démission, à la maladie professionnelle, voire au suicide. Mais à quoi bon se soucier d'autrui, on est là pour obtenir l'emploi du temps le plus agréable possible quitte à ce que cela se fasse au détriment des autres: c'est une guerre qui se joue et le mercenaire TZR n'a pas d'alliés.

D'ailleurs, tant qu'on y est, pourquoi n'attribuerions-nous pas à ce petit TZR  ne connaissant personne le statut de professeur principal sur une des classes; après tout, au point où on en est... Il fait partie des rares enseigants ayant encore une classe entière (en lieu et place des groupes de spécialités qui fractionnent la classe) et personne ne veut plus la charge d'un tel fardeau (être harcelé par les familles qui sont systématiquement opposées à tout ce qui pourrait égratigner l'image de la perfecion incarnée par leur progniture; remplir des tas de commentaires inutiles pour les bulletins, pour parcoursup, pour l'administration, pour les conseils pédagogiques, s'il y en a, etc.). Pourtant la philosophie est un de leurs plus petits coefficients, elle représente pour eux un monde inaccessible en l'état parce qu'on les a acheminé en terminale sans s'être préoccupé du fait qu'ils n'ont qu'une vague notion de la langue dans laquelle ils tentent tant bien que mal de s'exprimer.  On parle d'enfants qui n'ont parfois jamais rencontré la forme interrogative et à qui l'on doit faire comprendre les chiasmes d'un Rousseau ou la structure syntaxique d'un Kant... À qui l'on doit faire tenir et comprendre des propos logiquement structurés mais qui ne font pas la différence entre une phase à l'affirmative et une phrase à la tournure négative. Qui s'en soucie, mettez-leur la moyenne, tout ira bien.

 Avec cela vous finissez avec deux fois plus de classe que le collègue en question parce que les "technos" n'ont que deux heures hebdomadaires contre quatre pour les générales. Où est le problème, c'est votre métier enfin, vous l'avez voulu...  Belle idée que d'obtenir le concours l'année de la réforme Blanquer...

Mais tout cela ne compte pas, il y a l'humain, l'équipe, on est une grande famille vous efforcerez-vous de penser jusqu'à ce que votre collègue vous dise bonjour avec un grand sourire en vous croisant dans la salle des professeurs, comme si vous étiez son copain -- un copain qui tient son chibre dressé jusqu'à votre gorge en plus d'être un amoureux de la sagesse.

jeudi 17 avril 2025

[ DESTITUTION ] Filières technos

 Il faudrait statuer sur ce sort, en évaluer la dignité, soupeser les motifs qui font le quotidien merdique d'un professeur de philosophie en filières technologiques. Car tous les jours, croiser des élèves qui ne disent pas même bonjour, entrent dans la classe avec des écouteurs ou un téléphone, sans un regard, ayant à peine de quoi prendre le cours en note et qui parviennent en terminale sans même avoir un niveau de collégien: tout ça vous alourdit l'existence, vous rive au cœur une boule de plomb qui vous coule et vous suffoque sous l'océan de la déréliction.

Je n'ai pas choisi cela... ce n'est pas mon métier que d'être un résidu d'exigence dans une instititution qui n'en a plus, les a noyées dans la résignation de son personnel qui, presque invariablement, se protège de l'offense en fardant l'éducation nationale d'une captieuse cosmétique -- enfouir le réel, toujours, pour se nourrir d'histoires qui font tenir les murs et les carcasses.

Pendant ce temps l'offense que je représente, avec mes attentes d'un autre temps, est un intolérable coup de pied dérisoire dans la fourmilière outrée qui se défend de moi. Même les collègues se font anticorps, comme cette professeure de mathématique s'exclamant en plein conseil de classe lorsque je me plains du niveau: "de toute façon on sait bien qu'on ne fait rien en phlosophie, on joue sur sa calculatrice". Personne ne s'est offusqué de ces propos banals, tout juste l'intéressé et, miraculeusement, un père d'élève, décidément anachronique lui aussi.

Car aujourd'hui les parents sont souverains à l'école, des tyrans claniques faisant trembler le cœur des personnels éducatifs qui se plieraient en quatre pour ne pas affronter leur ire, leurs propos accusateurs et menaçants dès lors qu'un enseignant ose mettre des notes au-dessous de 14 et leur faire remarquer que, peut-être, l'attitude et l'investissement de leur progéniture n'est pas vraiment conforme au minimum attendu. Ça fait peur les familles... L'école doit rentrer dans leur emploi du temps personnel, abonder dans le sens de leurs illusions narcissiques, de leurs dogmes -- que nous contribuons à renforcer histoire de ne pas être accusé de "non-assistance à personne dans ses opinions".

Il est donc tabou de mettre 0 pour un devoir non-rendu, pour une tricherie, sous peine de voir la fourmilière en branle-bas de combat pour conjurer l'insolent qui trouble la tranquillité hiératique des lieux. Alors l'ordalie se manifeste sous la forme de courriels envoyés par la proviseure adjointe, parfois le CPE, le professeur principal enfin et qui, tous, prennent a priori le parti d'élèves irresponsables et hypocrites qui savent pertinemment que rien de ferme ne saurait s'opposer à eux, fils de rois et reines dont les enseignants sont les serfs. Il faut dissuader l'importun.

Alors ils accusent le professeur de n'avoir pas noté l'échéance sur pronote, l'eût-il rappelée des dizaines de fois en cours, nient même en avoir jamais entendu parler, fut-ce le cas à chaque séance depuis plusieurs semaines. Et ces discours ont le poids d'ordonnances royales, on ne les remet pas en cause, c'est au collègue récalcitrant de rentrer dans le rang, de comprendre enfin ce qui se joue ici: la gronde s'élève dans les familles, la note compte au contrôle continu (et l'on entend ici les chuchotements indignés de tout l'aréopage)... Il ne faudrait quand-même pas que la réalité échappe à la fabrique de la médiocrité et du menonge, à ses moules institutionnels, et que l'adversité qui fait les hommes fassent une criminelle irruption dans ce sanctuaire des saints qu'est l'école!

On finira bien, si l'on insiste, convoqué par l'inquisitoire bureau du proviseur adjoint qui, raisonnable et patient, fera preuve de pédagogie afin qu'un professeur égaré, recouvre tous ses sens et devienne à sont tour le héraut du grand vide.

S'il persiste dans l'erreur, la réputation, l'isolement, le harcèlement des familles, auront de toute façon raison de lui, détruiront son estime, l'empliront de ces doutes qui, la nuit, se transforment en cauchemars, le jour en cette souffrance révoltée qui s'infiltre dans la moindre porosité du couple pour en disjoindre peu à peu les cellules -- et pourquoi se battre alors pour la vérité si c'est pour perdre tout amour...

On ne naît pas hypocrite et lâche, on cède à un système qui nous étreint de toute part, nous définit, ourdit notre statut. Les autres vous disent, dans l'intimité, qu'ils sont d'accord avec vous, mais ils ne tendront pas la main, n'auront pas quelques mots encourageants qui pourraient transmuer pourtant le désespoir d'un homme: publiquement ils se taisent, font bloc, roc, montagne inébranlable et silencieuse qui vous surplombe imperturbable, qui vous écrase même, ménaçante comme une Géhenne endormie.

Mais vous, comment vous réveillerez-vous de ce cauchemar autrement que par cette abjecte solidarité mécanique qui fait de l'Éducation Nationale une destitution de toutes les valeurs qu'elle arbore, l'institution du harcèlement et du travestissement. Il faudra donc fermer bien grand les yeux, conspué et honni, pour ne plus lire au frontispice de ces lycées sans âme et sans philosophie, coincé dans ces lundis matins blafards et verglacés "Vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir".