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jeudi 19 avril 2018

Issue de secours

Combien de vies s'écoulent à dormir éveillé?

L'école ne fût qu'un long sommeil, entrecoupé de rigolades, d'interludes de dérision entre amis. On se soude à d'autres parce qu'on est acheminés dans le même wagon à bestiaux, jugés inaptes à user de son temps libre à bon escient. Un jeune d'aujourd'hui, c'est un irresponsable, celui qui ne peut fournir une réponse à la question qui interroge ses motivations et aspirations à faire ce qu'il fait, ou ne pas faire ce qu'il ne fait pas (mais cela revient presque au même). Mais l'absence de réponse, le jugement de désordre qu'on accole à son silence, à son hésitation, ou à ses réponses exprimées (qu'elles soient lapidaires ou développées) n'est-il pas que le fruit d'une déception en nous? La nature humaine est d'appréhender le réel en le configurant par l'intermédiaire de sa sensibilité d'une part, et de son entendement d'autre part (on parlera de catégories). Nous appréhendons autrui par le même biais, celui de nos attentes, de notre conception du monde, d'une axiologie singulière (bien qu'héritée d'une ou plusieurs culture(s) donnée(s)). Alors pour ces raisons, celui qui répondrait hors des cases, ou dans celle que l'on méjuge, celle qui nous apparaît comme une moindre valeur, voire une contre-valeur, celui là il faut l'occuper, le guider, quitte à le contraindre.

L'école a fait cela de moi, je parie qu'elle a fait cela de bien d'entre vous aussi qui lisez ces lignes. Bien sûr elle n'a pas eu que ce rôle négatif, là encore il faut appliquer à soi-même ce qu'on attend des autres et se rendre capable d'identifier en soi les biais. Juger l'école seulement par ce prisme c'est ne la juger que par la lentille d'aspirations déçues (qu'elles soient conscientes ou inconscientes, précises ou floues). Pour certains, un choix significatif est offert au terme du cycle secondaire. Pour d'autres, moins "chanceux", le wagon restera attaché à la même locomotive, le temps qu'il faut à un destin pour s'étioler dans l'hétéronomie d'une soumission déguisée (aux yeux des autres et à soi_même).

Mais pour ceux qui choisissent, s'en vient alors la possibilité d'être libre, c'est à dire d'éprouver la concordance d'un tel concept avec l'expérience vécue. il s'agira alors, dans un bref moment de latence, d'incarner la liberté dans un choix qui, par sa nature, la dissoudra aussitôt, pour n'en laisser qu'une ombre portée au derrière de soi. Choisir des études n'est pas vécu par tous comme une expérience de la liberté, mais ce que je relate ici n'a pas pour vocation à être universelle. Je tâche tout de même d'envisager, au moins, ces situations différentes.

Les études, pour ceux qui auront la chance de tomber sur une école qui leur laisse suffisamment d'autonomie, leur fournira le terreau sur lequel pousseront des aspirations, où tout un jardin diapré viendra fournir un exemple de ce que pourrait être la vie humaine lorsqu'on y a l'espace d'y déployer sa créativité, et, pour user d'une formule éculée et flatteuse, de devenir ce qu'on est. Mais le fossé entre études et emploi dans la "vie active", constituera pour certains un abîme infranchissable au sein duquel d'aucuns perdront leur âme (une partie dans le meilleur des cas) et parfois plus que cela: la santé d'un corps aussi (si tant est qu'on puisse décorreller le corps et l'esprit). L'individu "adulte" est celui à qui on ne fait pas confiance, il est l'individu irresponsable à qui l'on demande toutefois d'être responsable, mais de ses erreurs seulement. De huit heures à dix-huit heures, au boulot. Peu importe que la tâche soit accomplie, il n'est pas l'heure de rentrer chez soi, il faut rester, faire sembler, trouver autre chose. Les tâches s'enchaînent sans qu'il soit possible de profiter un tant soit peu d'un quelconque achèvement. Influer sur les objectifs, les priorités, n'est pas de votre ressort, ce n'est pas ce qu'on vous demande. Vous n'avez pas à marquer la production de votre singularité, il faut qu'un autre que vous puisse faire la même chose, il faut que tous puissent faire la même chose. Devenez la fonction que l'on attend de vous, celle qui vous définira même dans la vie privée, lorsqu'on vous demandera ce que vous faîtes dans la vie. Dans la vie, c'est au travail, c'est une case dans le vaste puzzle d'un système capitaliste, c'est une fonction que l'on peut déterminer entièrement par une description plus ou moins brève, mais toujours définie. Ce n'est pas un de ces espaces métaphysiques, de ceux qu'aucun discours n'épuise, de ces grands horizons qui fondent l'essence première de la curiosité des humains: d'où venons-nous, où allons-nous, pourquoi? Non tout cela c'est hors-la-vie, votre cellule privée, si tant est qu'il vous reste un iota d'énergie, physique et spirituelle, à consumer en ces questions inutiles. Vous devenez la fonction, vous apprenez à être un énoncé descriptif, et c'est cela que la vie enfin...

La même activité, la même fonction, aussi riche soit-elle, jusqu'à épuisement, du soleil levant au crépuscule, le même rôle à répéter sur scène ou en coulisses, celui qui vous obsède lorsque vous reposez votre âme dans le divertissement. Lorsque vous employez toutes sortes de drogues (chacun la ou les siennes) pour apaiser un peu les étalons de l'attelage qui vous rappellent par leur perpétuel tiraillement, qu'un homme est peut-être multiple, qu'il est peut-être même une indétermination qu'une grille figée et définie ne saurait comprendre véritablement. L'espace du temps pour vous, et pour tant d'autres, se défait lentement, oscille entre la granularité indistincte d'une multitude d'unités juxtaposées, sur lesquelles vous sautez une à une, comme on avancerait sur un sol qui s'effrite, et la continuité hétérogène d'un écoulement égal, d'une permanence sans écart, sans phonème, et où la voix d'un coeur même, s'effile et puis s'atone.

Le monde est tel qu'il est, la culture est une nature, avec ses lois immuables, l'espace de la société est l'espace même des choses. Il n'y a pas d'autres systèmes, le quotidien politique n'est pas le fruit de choix mais le simple déroulement nécessaire de phénomènes causaux. Il n'y a pas de possible, pas d'ailleurs ni lendemains qui chantent. L'Autre n'existe plus, vous êtes ici et maintenant, sans alternative et sans issue de secours.