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mercredi 3 avril 2019

[ Damnit Crocket ] 3: Traverser la rue

Les nuits avaient passées, dans le bruit du voisin besognant sa bonne femme, celui des vibrations puissantes des basses de l'apprenti DJ d'en face, des talons d'une habitante d'un des appartements voisins, des hurlements des étudiants qui faisaient la fête dans l'immeuble d'à côté. Une nuit, après des semaines d'insomnie et de recherche infructueuse, Damnit avait hurlé à la fenêtre une ou deux fois, pesté contre Crocket pour ne pas avoir la moindre substance pour s'échapper de cet asile, pas même un somnifère, puis, la tête sous l'oreiller, il avait essayé de dissoudre sa nervosité dans un état méditatif de paix et d'acceptation. L'univers ignora le louable effort... Il avait fini par répéter inlassablement "Damnit! Damnit Crocket!" en pressant l'oreiller sur son visage comme pour s'étouffer lui-même.

Malgré tout, au matin, après cinq cafés et un conciliabule avec lui-même, Damnit avait pu développer, de concert avec son véhicule humain, une nouvelle stratégie de recherche d'emploi. Aucun mot ne fut échangé lors de cette conversation. Il semblait qu'en Crocket les pensées de Damnit étaient présentes et inversement, elles se confondaient presque les unes dans les autres. Un jour, Crocket expliqua qu'il voyait surgir les pensées de Damnit, comme si elles étaient les siennes, mais que presque instantanément il pouvait les distinguer, comme si elle possédaient leur propre couleur. C'était assez étrange d'être et ne pas être à la fois quelqu'un d'autre, du moins pour Crocket. Le raton-laveur, lui, aimait à répéter une phrase d'un nommé Rimbaud: je est un autre. Message cryptique s'il en est pour un inculte (par nécessité) dont la seule préoccupation était de trouver un emploi afin de maintenir un état vital stable...

Quoi qu'il en soit, notre chômeur se sentait animé d'un second souffle, prêt à prendre les rênes de sa vie en main, à contribuer à la si belle société dont il était membre, de gré ou de force. Il s'apprêtait avec entrain à faire grimper la croissance, à augmenter les richesses du pays, bien qu'on sache que du point de vue du gouvernement le pays se cantonnait aux fameux premiers de cordée. Décision était prise d'en passer par la candidature spontanée dans le milieu du funéraire. Après tout ça pouvait marcher non? Peut-être un besoin existait-il déjà mais on n'avait pas encore eu le temps de publier une annonce sur les portes du paradis qu'était pôle emploi... Au point où il en était Damnit Crocket ne devait rien négliger, et puis une fascination morbide le poussait inexorablement à côtoyer la mort. En ce qui concernait la lettre de motivation, il avait du s'y reprendre à deux fois, la première version étant un peu trop châtiée pour émaner d'un dernier de cordée comme lui. Damnit était loin d'être un dernier de cordée, malgré ses habitudes peu reluisantes, et à vouloir trop bien faire il outrepassait largement les bornes du rôle qu'il devait jouer. Il fallait paraître alphabétisé, mais point trop, les propriétaires aimaient bien qu'un esclave reste dans sa case, celle où il était né et de laquelle il devra tâcher de ne pas déborder sa vie durant. Dans le monde d'aujourd'hui on n'aime pas affranchir les esclaves, ça ne se fait pas voilà tout. On peut en parler, comme d'un possible enviable, on avait d'ailleurs une expression pour cela: ascenseur social, mais c'était bien mieux si la machine était hors service la plupart du temps... Les ânes avancent mieux avec une carotte en face du museau, mais si on les laisse la dévorer, ils arrêtent alors, indociles, leur marche laborieuse.

Un bon matin, muni d'une petite pochette abritant lesdits documents imprimés, Damnit Crocket s'aventura au-dehors de son studio, dans la petite bourgade où il vivait, et se rendit dans diverses sociétés de pompes funèbres. Les boutiques étaient généralement proprettes, emplies de fleurs multicolores, bien que le chrysanthème soit sur-représenté. On s'y sentait bien, peut-être grâce aux fleurs qui faisaient gicler leur polychromie lumineuse sur fond de marbre propre et luisant. Il était toujours très bien accueilli, il se disait qu'après tout il ne devait pas y avoir beaucoup de candidatures spontanées dans le milieu. Peut-être n'était-ce là qu'un préjugé mais c'était celui de beaucoup de monde. Les gens ont peur de la mort, elle les effraie au plus haut point, et il semble que la vie d'une grande majorité de nos contemporains soit une course effrénée pour la semer. Nous portons tous pourtant une montre au poignet, et qu'est donc chaque saut de la trotteuse si ce n'est le pas de la mort qui s'en vient? Après avoir expédié sa tournée en une journée, il ne lui restait plus qu'à attendre. Attendre comme toujours, à regarder le mur, une mauvaise gueule de bois dans un coin de la tête zébrée. Et le mur lui renvoyait son ombre imprécise. Il était d'ailleurs notable que ladite ombre ne découpait la délinéation que du seul Crocket: point de raton-laveur dans celle-ci. Ce fut pendant longtemps un débat intérieur entre les deux parties, et Damnit à qui l'on demandait son avis avait émis à ce sujet maintes théories qui, bien que différentes, étaient chacune vraisemblables. La plus concise et la plus percutante fut sans aucun doute le jour où il lança: "c'est moi l'ombre!" avant de s'éteindre dans un ronflement irrégulier. Crocket avait tenté laborieusement de comprendre ce qu'il voulait dire par là, énumérant les possibilités, mais il est des questions qui sont appelées à n'avoir aucune réponse, seulement des hypothèses...

Les jours passèrent donc et notre ami ne reçut nulle réponse. Il se disait qu'il serait peut-être séant de quêter un maître dans un autre domaine que celui de la mort. Cela dit la situation était grandement compliquée d'abord à cause du besoin de calme et des accès d'asociabilité dont pouvait faire montre l'ami à la queue rayée, mais aussi parce que la mort avait l'attrait hypnotique des choses qui n'ont pas encore distillé leur enseignement. Et puis on imaginait mal Damnit Crocket travailler dans un McDrive, il y a fort à parier que plusieurs clients seraient repartis avec leur soda sur la tête et que ses collègues l'auraient détesté pour ses remarques cyniques et bien senties.

De retour dans la forteresse de sa routine, après des heures d'ennui dans le cercueil de sa vie jonché de bouteilles vides de jus de raisin fermenté premier prix, Damnit lança l'idée d'aller voir les prostituées et de prendre de la drogue: "on réfléchit toujours mieux les couilles et le cerveau aérés" disait-il avec une grande délicatesse. Crocket se gratta le menton pour examiner la proposition. Il connaissait très bien la nécessité de céder parfois aux injonctions de son double, mais l'argent était pour le moment un obstacle insurmontable. Depuis quelques jours il n'allait plus aux toilettes à force de manger des pâtes. Sa paupière tremblait toute seule et ses muscles lui semblaient aussi faibles que ceux d'un vieillard. La trotteuse scandait le rythme de la mort, mais qui pouvait dire où cette dernière en était, derrière quelle heure elle se cachait? La grande et frêle silhouette ne semblait même plus ressentir la faim, à vrai dire la simple pensée de manger encore des pâtes ou un taboulé bon marché lui retournait les intestins. Voilà où notre ami en était de ses réflexions lorsque arriva un évènement inhabituel, hautement extraordinaire, et peut-être unique jusqu'ici: le téléphone de Damnit Crocket sonna.

[ Damnit Crocket ] 1: présentation

Voici enfin livrée l'histoire de Damnit Crocket. Il s'agit d'une longue nouvelle ou bien d'un court roman, c'est selon. Comment fut-elle inspirée au narrateur de cette histoire, cela je l'ai décrit dans le texte intitulé sobrement Damnit Crocket. Je publie l'histoire complète dans les traces (à droite du blog) et je publie aussi les chapitres, un à un, dans les publications quotidiennes, deux chapitres par jour probablement. Libre à chacun d'aborder cette histoire comme il l'entend, selon son propre rythme. Je ne sais pas s'il s'agit d'une réussite, mais je pense y avoir exprimé quelque chose de la condition de l'homme moderne, celle dont je m'efforce de m'arracher et celle, surtout, où j'ai vu et vois tant de mes semblables se consumer. J'aimerais que cette histoire soit un témoignage sobre et modeste de ce que l'avidité peut produire de malheur chez les gens qui en sont dépourvus. Je dédie ce texte à l'humanité entière, que j'aime avec passion, dans le déchirement ou la délectation. Je le dédie aussi à mon meilleur ami qui a su voir Damnit Crocket lorsqu'il s'est présenté à nous, comme une vérité qu'il fallait raconter.

Damnit Crocket, en plus d'être une entité constituée d'un humain d'environ un mètre quatre-vingt affublée d'un chapeau en forme de raton-laveur, était aussi un chômeur. C'est facile d'être un chômeur, du moins en apparence, si l'on ne prend pas bien la peine d'analyser le poids métaphysique d'une telle situation. En revanche, partager son cerveau avec un raton-laveur alcoolique et toxicomane  en perpétuelle gueule de bois semble plus problématique au premier abord, et pourtant. En France, être un "fainéant" incapable de traverser la rue pour décrocher un boulot est une chose aisée: il suffit de rester chez soi, de vivre dans la précarité la plus extrême et d'avoir peu de loisirs - ou seulement bons marchés. Pour ceux qui, étant chômeurs, sont dépourvus de logement, un autre combat s'annonce, dont il est fort à parier qu'il ne sortiront pas vainqueurs. Le territoire français (mais cela reste valable pour la presque totalité de la surface du globe) est quadrillé par le droit de propriété, autrement dit, où vos pieds se posent, se trouve la propriété de quelqu'un - ou quelque chose puisque les choses peuvent aussi être propriétaires figurez-vous.

L'entité double constituée de Crocket - l'humain - et Damnit - le raton-laveur -, comme la grande majorité des Terriens, n'était paradoxalement pas propriétaire. Entendons-nous bien, en tant qu'animal terrestre, il était bien né sur la planète Terre et était donc bien un fruit de celle-ci. Pour autant l'étrange construction politique de l'Etat moderne avait la particularité de priver tout nouvel arrivant dans l'existence de son droit d'usage de la terre. Pour marcher, se nourrir et dormir il faut payer, par exemple un loyer. Damnit Crocket l'apprit à ses dépens et il lui fallut bien du temps pour comprendre comment une telle chose avait été rendue possible - mais même encore il s'avouait ne pas vraiment comprendre comment un si faible pourcentage de la population avait pu se rendre propriétaire de tout le reste de ladite population. Si vous y réfléchissez bien, être locataire, c'est ne pas s'appartenir soi-même, c'est être vendu à quelque chose ou quelqu'un. Crocket était donc dans cette situation fâcheuse mais qui ne semblait point révolter ses semblables. Lui-même ne s'en plaignait pas, il n'accusait personne, il encaissait les coups et attendait que le temps passe et nous délivre tous de nos maux éphémères. Il attendait donc dans son petit studio qu'il payait à l'aide d'un revenu de solidarité active, un nom bien complexe pour désigner une somme qu'un organisme étatique verse à tout citoyen sans activité qui respecte certaines conditions requises. On imagine que ce mécanisme d'aide sociale existe pour que les gens évitent de mourir de pauvreté, mais il est parfois préférable de mourir que de continuer à vivre dans un inhumain dénuement. Crocket ne se posait pas, quant à lui, la fameuse question: to be or not to be, il était voilà tout, et cela comportait son lot d'obligations, de gestes à effectuer - plus ou moins consciemment.

S'il en allait ainsi de Crocket, ce n'était pas si évident en ce qui concernait Damnit qui, lui, se plaignait sans cesse et fulminait lorsque les chaînes qui l'attachaient à sa condition d'esclave moderne se faisaient trop sentir. Cela arrivait souvent lorsqu'il n'avait plus les moyens de se payer du bon temps avec quelques prostituées, saupoudré de quelques stupéfiants bien choisis. Pas facile d'être un drogué, qui plus est dépendant à toutes les drogues existantes ou à venir, lorsqu'on n'a pas un sou en poche... Damnit bouillonnait d'une rage éternelle envers l'Etat - c'est à dire le pouvoir qui vous pèse de tout son poids -, ses semblables - bien qu'il désigne par là plutôt l'humanité que l'espèce des raton-laveurs -, ainsi que l'existence elle-même. L'existence est une tragédie répétait-il à qui voulait l'entendre, lorsqu'il avait la force et la volonté de formuler une phrase non désobligeante à l'égard de quelque être - vivant ou pas. Mais Damnit n'avait pas de réelle existence autonome et il devait par conséquent composer avec son autre moitié, moins velléitaire: Crocket. En nourrissait-il pour autant un ressentiment envers cette consubstance humaine? Nous pouvons répondre ici de manière catégorique qu'il n'en était rien.

Cette situation de chômage durait donc depuis quelques mois et l'on pouvait dire que cette période de relative liberté n'avait pas su produire d'oeuvre grandiose ni même permettre le déploiement d'activités notables. L'entité double se laissait traverser par le monde, et regardait le sillage de celui-ci, comme l'aurait fait un passager accoudé au bastingage d'un bateau. S'il fixait la proue de l'embarcation afin de se faire une image de l'horizon poursuivi, rien ne se passait. La mer se confondait au ciel si bien qu'il n'y avait là qu'une étrange fusion des deux, l'abolition de toute différence, de toute forme. L'avenir était indéfini.

Malgré sa misanthropie, Damnit semblait s'enkyster dans une neurasthénie croissante à mesure que sa vie sociale s'appauvrissait, et Crocket avait beau avoir les reins solides, il sentait qu'il lui fallait agir. Lui-même allait finir par se pétrifier sur place, statufié par l'inaction sur sa chaise, à contempler le mur comme s'il se fut agi là d'un spectacle extraordinaire. Et puis à vrai dire se nourrir devenait assez difficile depuis que les supermarchés aspergeaient de javel les poubelles pleine de victuailles comestibles. S'acheter du vin tous les jours était une prérogative non négociable, bien qu'on puisse jouer un peu sur la qualité du breuvage. Aller au restos du coeur ne lui venait pour ainsi dire pas même à l'esprit... Il ne savait tout simplement pas que cela existait. L'hiver s'annonçait rude sans chauffage, malgré la douceur relative due au réchauffement climatique. Crocket pouvait à peine se passer de gants à l'intérieur de sa tanière et il devait sans cesse souffler sur ses mains glacées afin qu'elles demeurent fonctionnelles pour le jour où on leur trouverait une quelconque utilité. Il vivait là comme les renards ou les taupes dans leurs terriers, et en venait presque à regretter qu'une fonction hibernation n'ait pas été programmé par la nature pour les membres de son espèce - si espèce il y a.

Le grand homme maigre, allongé sur un clic-clac bon marché dans un studio minable et sans décorations, se frottait les mains l'une contre l'autre et s'adressa à lui-même:
-"Dis Damnit, dans quel secteur d'activité tu nous verrais toi?
-Mrglrlm, maugréa l'intéressé, laisse-moi réfléchir..." fit une voix sortie du raton-laveur affalé sur sa tête. Crocket ne répondit rien, attendant patiemment l'avis du couvre-chef.
-"On pourrait devenir acteur porno ou pourquoi pas dealer tiens. Au moins, on serait au coeur des choses."
Crocket eut une moue de reproche et, bien que Damnit ne pouvait absolument pas voir son visage, ce dernier l'avait parfaitement perçue.
-"Bah tu m'demandes! Si t'es pas content de la réponse, tu me donnes mon texte la prochaine fois et tu joues au metteur en scène! Je m'en tape du secteur d'activité, on pourrait découper de la bidasse de cheval sur les marchés que ça changerait rien pour moi. Évite peut-être les tâches intellectuelles, ça sous-entendrait qu'il faut que j'me mette au travail et crois-moi ça risque pas d'arriver!" maugréa-t-il en terminant par un rot étouffé. On avait peine à imaginer un raton-laveur débauché vivant sur la tête d'un homme et pourtant... Là, dans l'étoffe grège aux bandes plus foncés, encastré dans un aspect mignon trompeur, une personnalité brisée par les excès bougonnait plus ou moins discrètement.
-"J'avais pensé à quelque chose de calme pour ta gueule de bois. Tu m'as bien dit une fois que tu appréciais l'ambiance des cimetières non? Et puis tu as parlé plusieurs fois d'une série qui s'appelait six feet under, dans le milieu des pompes funèbres..."
-"Ouais ouais je vois où tu veux en venir" interrompit le raton-laveur, "j'avais surtout dit qu'on serait mieux six pieds sous terre que vingt mètres en l'air, coincés dans un cube encastré dans une masse de béton disgracieuse et mal insonorisée... Les pompes funèbres, pourquoi pas... C'est sûr que les morts au moins te cassent pas les badigoinces, c'était aussi là mon propos. Aller voté! Me parle plus de ces conneries d'esclave! J'ai tout un Styx à décuver."

Crocket fixait le mur en caressant l'idée, comme s'il s'agissait d'un chat posé sur ses genoux. Il aimait ce chat, il ne le connaissait pas encore, mais il était quelque peu excité à l'idée de le rencontrer, dans les limites que sa personnalité modérée permettaient. Seulement comment fait-on pour attraper un chat... Si j'obtiens un travail dans les pompes funèbres, nous aurons un chat se dit-il enthousiaste. Il faut simplement que je me renseigne sur les étapes à suivre pour trouver du travail. Peut-être qu'il existe des tutos sur internet...? J'irai demain au cyber-café et je chercherai tout ça. À moins que Damnit sache comment faire... Il sait toujours tout mais ne veut jamais rien expliquer. Je vais attendre demain qu'il se soit un peu reposé, je suis sûr qu'il voudra bien m'aider. Après tout il sait très bien que si l'on décroche un travail, il pourra boire plus souvent, peut-être même acheter parfois quelques grammes de drogue. Voilà les idées qui se bousculaient dans la tête de Crocket, pesamment, pas pressées, et comme projetées dans son esprit par l'écran du mur qu'il contemplait fixement. Le bourdonnement du mini-frigo était la signature du temps qui passait dans ce taudis, sans mesure, égal et indifférent. La chambre-salon-cuisine aux murs blancs était tout ce que la modernité sait produire d'habitat impersonnel. Évier en inox, murs en placoplâtre qui semblait prendre un malin plaisir à laisser filtrer tous les sons du quotidien adjacent, ceux qu'on aimerait pourtant que l'autre garde pour lui. En face du clic-clac une petite table basse branlante qu'il avait trouvée, abandonnée prêt des poubelles au bas de l'immeuble à la façade ternie. L'humidité y avait laissé ses traces sombres et de la mousse se formait par endroits. Malgré cela, le loyer représentait les trois-quarts de la somme qu'il percevait mensuellement. Avoir le droit de rester perché sur son clic-clac à entendre les voisins pisser, ça avait un certain prix dans notre société égalitaire.

mercredi 30 janvier 2019

Damnit Crocket [ ? ]

Damnit Crocket est un personnage intriguant à tous égards. Né d'un réveil venteux qui manquait de me faire tomber, mon corps et moi, il est apparu lors d'une discussion avec un ami. Je crois que j'ai commencé par l'invoquer par son nom, du moins une partie seulement de ce nom. Je me souviens, je répétais alors sans cesse: "Damnit!" parce qu'il s'agissait là de l'expression la plus viscéralement verbale du mal-être qui me possédait, en ce lendemain d'acmé éthylique. J'avais mal et je m'escrimais contre la vie, le destin, les étoiles et que sais-je encore. Je me voyais marchant docilement sous le poids incommensurable de l'existence, de la lucidité souffrante, accrue par la désillusion d'un réveil souterrain particulièrement intolérable après la nuit stratosphérique qui l'a précédé. Il y a de la beauté dans la résignation, dans l'acharnement passif et docile de ceux qui avancent sous les huées, les coups du sort et les quolibets qu'un destin indifférent jette à la face des éveillés. Mais j'avais conscience alors de ne pas être cette humilité, du moins majoritairement. La partie qui grommelait en moi sur la tonalité de la plainte agacée n'était pas docile et peut-être encore moins humble et résignée - ou bien l'était-elle mais à d'autres choses... Cette partie de moi - et qui n'était bien entendu pas moi puisque l'individu est indivis et non constitué de parties que l'on peut désassembler -, cette partie donc se nommait Damnit, c'était le cri qu'elle poussa lors de ce début d'après-midi qui lui tient lieu de naissance. Sa gestation était peut-être l'apanage de toute une vie, la mienne, mais c'est bien à ce moment que le curieux personnage jaillit sous mes yeux, comme une chose extérieurement réelle et qui m'accompagnait pourtant telle une substance soeur. Damnit est un raton laveur drogué et alcoolique en perpétuel redescente. Sa bouche forme une oscillation aux angles aigus, comme dans les représentations de dessin animés. D'ailleurs n'est-ce pas sa véritable nature, comme celle de tout objet? C'était un raton laveur endormi, donc, dans une perpétuelle gueule de bois et qui faisait tout son possible pour apaiser les remous du monde sur la surface de son être. Calmer la tempête, retrouver l'équilibre: tel était son but. Parfois, l'animal se réveillait et, lorsqu'il n'invectivait pas le monde alentours, il lui arrivait de proférer quelque parole oraculaire et absconse que chacun ignorait et, pourtant...

Néanmoins il y avait une personne qui ne perdait rien du message, bien qu'elle n'en laissa rien paraître. Il s'agissait en l'occurrence de la personne sur la tête de qui le raton laveur était posé - peut-être comme organiquement lié dans une relation symbiotique improbable. Cet homme s'appelait Crocket. Il m'apparut évident, dans une tentative d'humour salvateur face à la douleur rampante qui souhaitait m'engloutir, d'associer le ronchonnement de Damnit à la beauté sans ego et opiniâtre de Crocket. Damnit Crocket était né, entité mystique, inexplicablement présente et prête à se frayer un passage discret mais intemporel dans le monde de la culture. Impossible de nier la consistance du personnage, il me semblait dès lors voué à une existence iconique, pareil à un tintin ou au bon vieux Davy Crockett dont le nom est inspiré.

Un dialogue s'est instauré entre mon ami et moi au sujet de cet être indéniable, entité à l'origine inconnue - pour le moment et peut-être pour toujours. À quel époque vivait-il me demanda mon meilleur ami, ce à quoi je pris le temps de réfléchir pour m'apercevoir assez rapidement qu'il n'appartenait à nulle époque. C'était un individu intemporel, qui pouvait vire à travers les âges, et peut-être le ferait-il si l'envie lui en prenait. Peut-être le verrait-on trainer sa queue rayée et son grand corps maigrichon parmi les dinosaures du Ladinien, poursuivi par un T-Rex ou encore déambulant d'un pas péripatéticien parmi les philosophes d'Athènes. Damnit viendrait également visiter notre époque contemporaine, j'en étais convaincu, il ne pouvait en être autrement, il était déjà là...

Et maintenant qu'il était là, comme qui dirait sous mes yeux, je m'échinais à travers la souffrance à élaborer tant bien que mal les moyens de le faire connaître à tous, de l'offrir à mes congénères, afin qu'il allège les souffrances de chacun, de toute cette cohorte de moutons aliénés et dociles que nous sommes et qui traverse en serf les royaumes dévastés de mégalomanes en flammes. Damnit Crocket pour guérir le monde! Nous pensions naturellement à une bande-dessinée, A. sachant très bien dessiner et moi ayant un certain penchant pour une logorrhée vaguement poétique - fausse modestie détectée. Mais je savais d'expérience que caresser un projet artistique avec A. correspondait aux saillies organisées et factices de taureaux en vue de leur ravir une précieuse semence. Autant dire qu'il y avait beaucoup de fantasmes et de désir mais nulle réalisation charnelle authentique. J'avais beau imaginer parfaitement Damnit Crocket en personnage de BD, animant une myriade d'épisodes diaprés, mettre tous mes oeufs dans ce panier me plaçait en totale dépendance de la motivation de l'ami en question. Or l'expérience m'avait appris à éviter cette situation artistique peu féconde. Je me suis donc projeté dans un roman, mais très vite je m'aperçus que Damnit Crocket était taillé pour les petits formats, les histoires courtes et sans forcément de fil narratif qui les relierait. Je ne connaissais de toute façon personne dans mon entourage qui écrivisse des romans et je ne m'en sentais moi-même vraisemblablement pas le goût. Peut-être allait-il me falloir inventer un nouveau type d'écriture, entre nouvelle et poésie onirique...

Mais je triche un peu, cette dernière pensée n'était encore qu'à l'état d'ébauche alors que nous marchions fouettés par la grêle qui crépitait sur nos blousons et nos visages, rebondissant en tous sens pour finir une existence éphémère sur le sol, avalée. Nous nous disions, mon ami et moi, qu'il faudrait que personne ne soit véritablement interloqué par le fait qu'un être vivant autonome et indivis puisse être constitué d'un humain d'apparence banale et d'un raton laveur affalé sur sa tête, indescellablement lié à son crâne, et certainement son cerveau. Les gens devraient agir comme s'il s'agissait là d'une rencontre sinon banale du moins suffisamment envisageable pour être réaliste. Cela apporterait un côté surréaliste aux scènes ainsi contées, placerait le lecteur dans une perpétuelle indécision, une sorte d'inconfort du jugement. Mais, après tout, ne s'agissait-il pas là d'un sentiment omniprésent, et que nous ressentons tous, face au surgissement quotidien du réel?

Bref, nous continuâmes notre marche, imperturbables malgré l'opposition permanente du monde (celle de la gravité, de la douleur, de l'état d'urgence de ce monde qui bénéficierait sans conteste d'une cessation de toutes nos activités durant une période indéterminée). Nous marchions dans diverses discussions entrecoupées de l'irruption dudit personnage: Damnit Crocket. J'avais un besoin irrépressible de l'invoquer le plus fréquemment possible, j'avais un besoin viscéral de le garder devant moi, tout en identifiant avec une acuité croissante les détails de sa personne. Comprenez-moi, Damnit était mon médicament. Contre le monde, contre la douleur, contre la dépression, contre moi-même. Damnit Crocket me donnait espoir, il me donnait un but et l'envie de persévérer moi aussi à tracer mon chemin modeste dans l'insouciance de mes semblables, d'avancer vers un horizon mouvant, sans véritable but autre que la nécessité de perpétuer un rythme; celui des battements cardiaques, celui des idées, celui de la prose qui fait la musique de nos vies. Damnit était la tonalité à laquelle je souhaitais m'accorder, pour n'avoir plus à trouver la mienne, pour n'avoir plus à vivre qu'en tant que résonance ontique, sans responsabilité et sans liberté impossible à assumer et encore moins à aimer.

Je finissais donc de trouver quelques détails avec A. puis voyant que cette passion bien que partagée ne l'était peut-être pas de manière égale entre nous, je décidais de ranger cette rencontre dans un coin de ma tête, à l'abri des coups de marteau de la migraine, au plus loin de l'érosion du désespoir. J'étais, je crois, amoureux. J'avais trouvé mon âme soeur. Ou plutôt une âme soeur car j'ai la croyance douce qu'il en existe plusieurs. Durant notre marche je répétai souvent le nom du curieux personnage que nous avions rencontrés sous la grêle, comme déposé là par le ciel. Peut-être était-ce la manière qu'avait ce dernier de vouloir nous élever malgré le désapprouvement de nos comportements indignes. À vrai dire je n'ai jamais eu de dignité. Je l'ai laissé rouiller dans les eaux du vices, vendu contre quelques grammes de drogue, noyée dans l'eau de vie et pendu au cou de catins de passage - que sais-je encore. Mais revenons au sujet: pourquoi répétais-je son nom de la sorte? Parce qu'il était mon mantra, ma litanie bienveillante, comme ce mantra Bene Gesserit contre la peur que je gardais toujours sur moi toute une période de mon enfance. Damnit Crocket me donnait du courage et j'entreprends ce récit avec l'espoir qu'il vous en procure tout autant, qu'il s'élève dans la culture comme un phare guidant les esquifs égarés qui ne savent plus qu'entendre le chant des sirènes. Le chant des sirènes ô si doux quand même obscène... Damnit Crocket, Damnit Crocket, que ta musique engloutisse la leur, ou me la rende inintelligible, impropre à la convoitise.

J'espère ainsi, de toute mon âme, avec toute la sincérité qui est mienne malgré mon coeur inconstant, que ces propos ne sont qu'une pathétique introduction à la beauté qui réside dans le sillage modeste que nous propose ce curieux personnage. Car j'ai la faiblesse de croire, par moments, que ce n'est pas pour rien que Damnit Crocket rime avec Jésus de Nazareth.