jeudi 2 avril 2015

Le médiat et l'immédiat

Si l'on devait penser une distinction fondamentale entre l'homme et l'animal, il me viendrait à l'esprit celle qui sépare l'immédiateté de la médiateté. L'animal est au monde, il appartient pleinement au présent, il s'y meut sans distanciation. Il est le jaillissement de ses émotions qui s'emparent de son esprit comme de son corps de manière despotique, il ne semble exister aucun jeu entre l'animal et lui-même, contrairement à la béance ouverte par la conscience humaine. Dans cette modalité d'existence, l'animal se définit par son rapport immédiat au temps, il est pleinement à ses sensations, à ses émotions, à ses pulsions. L'animal n'est pas prisonnier d'une quête d'absolu, absolu qu'il ignore d'ailleurs certainement, il ne cherche pas à creuser l'instant de toutes parts, à l'investir du passé et d'un avenir phantasmé. S'il calcule, c'est plus par programmation génétique que par réelle délibération, en cela il est totalement au présent, il s'y oublie et par là même profite pleinement d'une forme d'intensité qui peut faire défaut à l'homme.

L'homme cherche précisément toujours un ailleurs, se retire du présent pour s'immerger dans l'écoulement du passé ou pour se cloîtrer dans la forteresse de l'avenir. L'homme est une distance d'un soi à soi, il est voué au nomadisme, à la traversée sans fin d'une origine inconnue vers un status a quo tout aussi mystérieux. En cela, il est toujours décalé par rapport à l'instant, intercalant la durée du passé et de l'avenir dans la seconde qui s'égrenne,  recherchant par la pensée la raison de sa présence, supputant des causes à l'état des choses actuel. L'homme n'est jamais quelque part, ou rarement, il est toujours un regard porté sur son propre point de vue, référent évanescent qui s'ouvre vers l'ailleurs, qui désire cet ailleurs.

Science et philosophie sont pareils à ces deux modalités d'existence, le même abîme les sépare et c'est pour cela qu'une compétition entre les deux s'avère inepte et sans résultats. La science est une médiation du présent, en ce sens qu'elle insère dans le présent, à travers la production d'artefacts par exemple, de la durée qu'elle concentre. La science n'est en ce sens jamais en repos car elle amasse sans cesse plus de durée, sous la forme de "connaissances", dans l'inétendue du présent. La science creuse l'unidimensionnalité du présent comme on percerait une feuille de papier pour chercher ce qu'il y a en haut et au dessous. Il s'agit pour elle de traquer les causes d'un effet présent, d'en anticiper les conséquences futures; il s'agit pour elle de comprendre les lois de constitution des choses, en décomposant ce qui se donne immédiatement en ses éléments divers, puis en imaginant les dynamiques d'assemblages, les forces qui maintiennent ces éléments entre eux. Ainsi, c'est toujours le médiat qui est recherché par la science: d'une chose actuelle on veut comprendre la genèse, d'un moment vécu on veut saisir l'histoire et le devenir, d'une sensation on souhaite découvrir le ou les concepts sous-jacents.

La philosophie, pour une grande part, a le mauvais penchant d'imiter sa soeur science. Elle le fait lorsqu'elle élabore de plus ou moins élégantes métaphysiques censées trouver un point d'appui hors du réel vécu afin de porter un regard extérieur sur celui-ci, afin d'en tracer la précise cartographie. Le philosophe alors se confond avec Dieu, et phantasme de devenir le point de vue de tous les points de vue, l'Autre, l'en dehors d'un système qu'il cherche à saisir, lors même qu'il en est une partie infime et dérisoire. Une grande partie de la philosophie imite donc la science dans ses projets, et par là se fait méthode de médiation du réel.

Pourtant, il me semble que ce qui caractérise le mieux la philosophie est précisément l'immédiation. C'est lorsque la philosophie, portant un regard sur son propre projet, prend conscience de l'impossibilité a priori de cette entreprise, qu'elle est à même de produire une éthique, c'est à dire un retour à l'immédiat. C'est dans le constat, peut-être douloureux au début, de l'impossibilité de la connaissance, c'est à dire l'impossibilité du médiat à saisir et donner l'essence de l'immédiat, que réside la véritable tâche de la philosophie, c'est probablement ce qui marque sa naissance même. Le décalage ne peut parler de la coïncidence que sous forme de décalage, c'est pour cela que l'homme scientifique et le philosophe dogmatique ont tous deux besoin des mots, car c'est au sein de cette distanciation que leur discours peut exister, lui-même étant une forme de distanciation. Le médiat veut saisir l'immédiat qui se donne entièrement, en lui tournant le dos, en en faisant le tour, en le faisant subsister au sein de signes qui ne retiennent alors qu'une forme, une apparence saisie à partir d'un certain point de référence, à un certain moment. En attendant l'immédiat lui a filé, il est toujours là, toujours lui et toujours autre. Toutes les tentatives de médiation ne sont qu'une dynamique immédiate qui ne fait que suivre l'écoulement de l'immédiat, un calcul qui voudrait donner la somme du réel sans jamais se rendre compte qu'à chaque instant les unités ont changées...

Mais la philosophie a son rôle à jouer, lorsque par un regard sans peur jeté sur sa propre ignorance, elle décide alors de réintégrer l'immédiat, de proposer un cheminement, qui est médiation, censé mener à une forme d'immédiateté plus riche. En ce sens, la philosophie ne renie pas la médiation. Comment le pourrait-elle, elle qui souhaite incruster dans le présent la somme des expériences passées, le souvenir du voyage, la suite mélodique des autres instants de la vie? Elle nous apprend simplement à revenir à un rapport immédiat avec le présent et les choses, à travers le désaisissement, le détachement face aux images conservées que l'on a tendance à confondre trop souvent avec le réel même. La philosophie nous montre le plaisir que l'on peut prendre à se faire cartographes, mais invariablement elle nous rappelle, par l'expérience brute du territoire, l'abîme infrangible qui sépare celui-ci de toutes nos cartes. Elle nous apprend alors à revenir habiter le présent aphasique et sans décalage, à mesurer l'écart séparant les images que nous produisons et le réel immédiat, qui s'écoule en une perpétuelle différenciation.

La philosophie, si elle nous apprend à parler, doit aussi nous apprendre à nous taire, car c'est dans le silence que les mots prennent leur valeur propre, et dans le bruit des palabres que le silence imprime sa vérité. Médiat et immédiat sont deux concepts-horizons dont nulle expérience ne s'embarrasse, et il me semble que c'est à la philosophie que revient le mérite de faire tinter le timbre du silence à travers le chuintement des mots.

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