L'entrée dans la salle de classe se fait au compte-goutte, certains élèves ont les mains dans les poches et n'ont pas de sac sur eux. Ils demanderont un stylographe plus tard, à un de leurs camarades, puis le poseront devant eux sur la table vide et sans support d'écriture. Certains disent bonjour, d'autres vous regardent et ne répondent pas quand vous les saluez.
Avant d'arriver dans la salle il aura fallu passer par des couloirs où les adolescents sont affalés par terre, les jambes en travers du passage, ne daignant pas même les bouger pour laisser passer un professeur, les yeux rivés sur leur téléphone.
En commençant le cours, vous apercevez une partie de la classe avec le sac encore sur les tables, les téléphones portables très certainement cachés derrière, retournés vers leurs voisins de derrière ou bien tournés sur le côté, dos contre le mur. Vous demandez à ce que les affaires soient sorties, le nécessaire pour prendre le cours posé sur le table et on vous regarde avec hostilité, comme un fossile encombrant capable de renvoyer à ceux qui ne voient que mensonge, le reflet sincère d'une réalité préoccupante.
Cinq élèves ont la tête posée sur la table, trois d'entre eux dorment, yeux fermés. Vous les apostrophez et les prévenez qu'il n'est pas acceptable de dormir en cours; ils recommencent quelques minutes plus tard: il faudra répéter les avertissements quatre ou cinq fois; c'est cela ou bien l'exclusion de cours qui mènera quelque(s) parent(s) a contacter le lycée pour s'indigner que son enfant ait pu être exclu alors qu'ils posait simplement sa tête sur la table. Il avait mal dormi la veille, c'est inadmissible une telle intolérance vis-à-vis de la souffrance d'autrui. Alors il vaut mieux répéter dix fois la même chose, et dix fois remonter son rocher en haut de la colline, jusqu'à ce que la sonnerie retentisse.
Durant le cours, les regards sont vitreux, indolents, sans expression. Lorsqu'on pose une question il peut se passer plusieurs minutes dans un silence de cathédrale sans que personne ne réponde. Leur demander de lire un texte est un affront, ils consentent tant bien que mal, lisent quelques lignes puis, rapidement, font semblant de se concentrer mais on repère aisément le vague de leur regard. Lorsque vous demandez d'écrire la réponse à une question au brouillon, certains attrapent fébrilement un stylo dans les mains (d'aucuns ne savent pas tenir leur stylo correctement et écrivent comme des enfants de cours préparatoire) qu'ils agiteront sans toucher la feuille, directement sous le cours parce qu'ils n'ont jamais acheté le cahier de brouillon demandé en début d'année. La plupart ne feront même pas cet effort.
Vous corrigez l'exercice à haute-voix, un ou deux élèves, toujours les mêmes, daignent participer à l'oral, certains, dix secondes plus tard vous demandent quelle était la question. Lorsque vous énoncez la réponse, aucun ne prend une note, malgré les consignes données en début d'année, malgré la fiche méthodologique fournie à cet effet, malgré les entraînements misérablement tentés de-ci de-là.
Au fond un élève a rayé toutes les minutes écoulées depuis le début du cours, il ne le cache pas, lorsque vous l'interrogez sur la nature de cet étrange décompte, il vous dit la vérité sans ciller. Son voisin dessine de gros et jolis dessins sur les pages de son cours: il ne cherche pas à le cacher, tous les professeurs l'acceptent. Vous réalisez directement qu'il serait vain de lutter contre cela car il n'en résulterait qu'incompréhension et hostilité. Vous vous résignez. Vous êtes payé pour ça.
Devant, un élève que vous avez isolé, sourit bêtement tandis que ses camarades de derrière cachent leur nez avec leurs vêtements. Vous apprenez qu'il pète depuis le début, il déclare qu'il a des gaz comme s'il était dans son salon, entouré d'une bande de potes. Vous laissez faire avec un petit rappel des règles de courtoisie.
Ce que vous écrivez au tableau est un charabia, vous savez pertinemment qu'ils ne comprennent pas la moitié des mots, des tournures de phrase, leur niveau est celui d'un collégien, d'un jeune collégien qui prendrait le chemin d'un échec au brevet. Vous parlez d'épistémologie et de changements de paradigmes: même en expliquant cela avec des mots simples vous atteignez le sommet de la complexité à laquelle ils sont capables de se confronter -- à laquelle ils ne veulent pas se confronter.
Pour eux tout est facile: arriver en classe quand on veut, quand on peut, prendre en note les quelques phrases notées au tableau quand on en a l'énergie, faire semblant d'effectuer les exercices, prétendre lire les textes qui font plus de huit lignes, ne jamais ouvrir son cahier pour un contrôle et obtenir tout de même la moyenne en consentant à étaler quelques lignes de vacuité à peine intelligibles. À chaque cours il y a au moins trois absents, l'école c'est quand on peut, quand on n'a pas d'autres priorités. Pas besoin de rattraper les cours, de toute façon on prendra l'explication de texte et on obtiendra 9 sur vingt en bâclant quelques réponses en deux heures sur une épreuve qui en compte quatre.
Sur les bulletins tout ira bien, on aura peu ou prou la moyenne sans avoir rien appris, sans même avoir construit un quelconque savoir, en venant tel qu'on est depuis l'école primaire, certes, mais inclus.