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samedi 3 mai 2025

[ DESTITUTION ] Amour de la sagesse

Nous faut-il tout raconter des humiliations quotidiennes de cet infâme métier? Non qu'il le soit par lui-même mais bien plutôt parce que les conditions de son exercice le rendent tel. Être titulaire sur zone de remplacement c'est avoir la joie de rencontrer les collègues de l'académie, et de boucher les trous de leurs merveilleux services calibrés sur-mesure. On peut alors facilement se retrouver avec six classes de filière technologique contre une seule générale et entrer dans le monde merveilleux de l'éducation spécialisée. La réalité est que les professeurs ne font pas le même métier en fonction des conditions d'exercice: le quotidien d'un professeur de filières technologiques n'a strictement rien à voir avec celui qui enseigne majoritairement (voire exclusivement) en filières générales. Nous ne faisons tout simplement pas le même métier.

Certains professeurs passeront même toute leur carrière sans avoir connu l'enseignement en filières technologiques, tandis que d'autres seront officieusement abonnés à ce régime et se voir répondre (lors d'un appel au secours issu du désespoir) par le SNES que: "c'est comme ça, ça arrive et il n'y a rien à faire"... La solidarité des professeurs est quasiment inexistante entre titulaires et TZR, parce que ces derniers ne font que passer, courant parfois entre trois établissements différents, et qu'on sait qu'en leur fourguant les classes dont personne ne veut, il n'y aura nulle conséquence réelle, qu'un autre prendra son tour de corvée l'année d'après qu'on ne reverra peut-être jamais.

Je me souviens, par exemple, de ce merveilleux exemple de déontologie et de soutien entre collègues, comme une carrière philosophique sait paradoxalement les créer. Je suis affecté dans un établissement au sein duquel un autre professeur de philosophie (titulaire) exerce depuis de nombreuses années. Je me retrouve avec l'entièreté de mon service en cet établissement en filières technologiques (trois classes), tandis que le collègue avait pris toutes les classes de générale (quatre au total). Lorsque je viens lui parler de la situation en en appelant à son empathie, il me sort une litanie abjecte sur le fait qu'étant déjà passé par là il trouvait normal que j'ai aussi ma part... Curieux sophisme du bourreau qui ne peut mener qu'à un cercle vicieux dont on ne sort jamais... Curieuse éthique de la part d'un amoureux de la sagesse. Lorsque j'insiste il ira même jusqu'à me parler de sa mère ouvrière et du fait qu'un professeur est privilégié par rapport à d'autres professions, qu'il n'y a donc vraiment pas lieu de se plaindre... Le tout noyé dans une logorrhée infâme qui ne voulait rien dire, dont le seul objet est d'embourber l'interlocuteur dans le sentiment vague d'une justification -- parce qu'en réalité il n'y a simplement rien de noble pour justifier un tel comportement...

Ces personnes, en plus d'être écœurantes, sont potentiellement nocives puisqu'elles créent les conditions d'une souffrance au travail qui peut mener certains collègues à la démission, à la maladie professionnelle, voire au suicide. Mais à quoi bon se soucier d'autrui, on est là pour obtenir l'emploi du temps le plus agréable possible quitte à ce que cela se fasse au détriment des autres: c'est une guerre qui se joue et le mercenaire TZR n'a pas d'alliés.

D'ailleurs, tant qu'on y est, pourquoi n'attribuerions-nous pas à ce petit TZR  ne connaissant personne le statut de professeur principal sur une des classes; après tout, au point où on en est... Il fait partie des rares enseigants ayant encore une classe entière (en lieu et place des groupes de spécialités qui fractionnent la classe) et personne ne veut plus la charge d'un tel fardeau (être harcelé par les familles qui sont systématiquement opposées à tout ce qui pourrait égratigner l'image de la perfecion incarnée par leur progniture; remplir des tas de commentaires inutiles pour les bulletins, pour parcoursup, pour l'administration, pour les conseils pédagogiques, s'il y en a, etc.). Pourtant la philosophie est un de leurs plus petits coefficients, elle représente pour eux un monde inaccessible en l'état parce qu'on les a acheminé en terminale sans s'être préoccupé du fait qu'ils n'ont qu'une vague notion de la langue dans laquelle ils tentent tant bien que mal de s'exprimer.  On parle d'enfants qui n'ont parfois jamais rencontré la forme interrogative et à qui l'on doit faire comprendre les chiasmes d'un Rousseau ou la structure syntaxique d'un Kant... À qui l'on doit faire tenir et comprendre des propos logiquement structurés mais qui ne font pas la différence entre une phase à l'affirmative et une phrase à la tournure négative. Qui s'en soucie, mettez-leur la moyenne, tout ira bien.

 Avec cela vous finissez avec deux fois plus de classe que le collègue en question parce que les "technos" n'ont que deux heures hebdomadaires contre quatre pour les générales. Où est le problème, c'est votre métier enfin, vous l'avez voulu...  Belle idée que d'obtenir le concours l'année de la réforme Blanquer...

Mais tout cela ne compte pas, il y a l'humain, l'équipe, on est une grande famille vous efforcerez-vous de penser jusqu'à ce que votre collègue vous dise bonjour avec un grand sourire en vous croisant dans la salle des professeurs, comme si vous étiez son copain -- un copain qui tient son chibre dressé jusqu'à votre gorge en plus d'être un amoureux de la sagesse.