lundi 21 mai 2018

Lettre de démission

Vous voulez que je vous dise? Au fond c'est une psychanalyse. Tout ça, tout l'art, tout là. Et peut-être bien que chaque phrase enroulée dans les pages empilées des livres, chaque coup de pinceau, chaque note retrouvée: le chant mélancolique des fous, plongés dans un absurde.

Mais, je dis ça... Rien n'est moins sûr en fait. Si l'art prend sa source dans le tourment et la souffrance des hommes, peut-être est-ce contextuel, propre à une époque donnée, et il se pourrait que d'autres vers puissent pousser sur le terreau fertile d'une joie retrouvée.

Moi je suis dans la danse des fous, d'un monde qui ne connaît pas mon nom, un monde qui ne peut me sentir. Ici, il n'y a qu'un grand rouage, l'oeuvre collective d'un petit nombre d'horlogers auto-proclamés qui se servent de semblables pour fabriquer des pièces qui rempliront des fonctions. L'univers où je vis est un damier de fonctions qu'il faut remplir. La structure est conçue pour faire émerger la fonction, envers et contre l'individu, envers et contre la communauté.

J'ai passé mon temps à me définir par des fonctions descriptives aptes à figurer sur les curriculum vitae. Ce qui fait bander les recruteurs c'est une bonne punchline de compétences, une liste de fonctions bien apprises et puis remplies. Si la vie d'aujourd'hui se résume à ce système, alors je suis bien recalé. Par flemme, par dégoût et par révolte. Je préfère crever je crois. Continuer est trop dur.

Je trouve plus d'empathie dans la présence d'un arbre qu'au milieu des humains. Pas que ces derniers en manquent, mais parce que la structure - toujours cette putain de structure qui semble tombée du ciel - n'a pas l'utilité de produire cette fonction. Pas le temps pour l'empathie. Alors je reste seul et m'isole, dans l'exercice physique et le bruissement de mes cellules heureuses, dans la compagnie vibrante de silence des arbres aguerris. Ils ont le temps, eux, ils sont là, ils écoutent, ce sont les champions pour les vrais discussions. Les miens, ceux de mon espèce, ne savent plus écouter: ils n'ont pas le temps comprenez, cinq jours travaillés, deux jours au repos, ça ne fait pas beaucoup de repos, pas beaucoup de temps pour la famille, pour les amis, pour découvrir au fond ce qui peut bien nous animer vraiment... Alors écouter, pendant des heures, des journées, voire des années... Et bien c'est un boulot, il faut payer pour ça. La structure a jugé bon de produire cette fonction essentielle, tout en lui ôtant la part empathique, inutile; il faut respecter des horaires: une demi-heure la séance, pas plus, d'autres attendent, c'est à la chaîne ici, pas d'interruption tolérée, pas d'accrocs dans le déroulement mélodique. Tu croyais quoi petit, qu'on jouait en groupe? Mais c'est du papier à musique qui se joue, directement dans les tuyaux et ça te sort la chanson au tempo programmé, si tu ne parviens pas à suivre, désires une modification: alors dégage, va donc jouer ailleurs d'autres prendront ta place!

Sauf que dehors c'est pas facile, il y a moins de nourriture, moins d'abris (et parfois plus du tout), moins d'air et bien moins de loisirs. C'est pourtant simple à comprendre, dehors il n'y a plus d'argent quasiment - et l'argent est devenu le seul écosystème de l'homme. Déjà qu'il n'y en avait pas beaucoup à l'intérieur... Mais moi je veux bien me barrer, aller voir ailleurs si j'y suis, parce que de toute évidence ici je n'y suis pas, juste un fantôme et son cri, sur les murs des prisons une tache de suie... D'aucuns y verraient le portrait de Jésus... Peut-être qu'au fond le monde est peuplé de Jésus anonymes, qui parlent sans être écoutés, qui prédisent dans l'indifférence. C'est qu'un peuple qui souffre n'est pas bien ouvert voyez-vous, un peuple qui a peur et qui souffre il soigne ses blessures, il se berce comme il peut, aux comptines télévisuelles, il prend son médicament en attendant les jours meilleurs, il cherche des coupables, mais n'allez surtout pas lui parler de la souffrance des autres hein! La souffrance des autres on en a soupé! Chacun la sienne et puis merde! Et puis c'est quoi ces lubies de tout remettre en question? Non mais et puis quoi encore?! Revenir à la bougie?! Au Moyen-Âge?! C'est ça qu'ils veulent?!! Nier tous les progrès, refluer vers les extrêmes qu'on a pourtant bannis? Ah les extrêmes on les a bien bannis oui, si bien qu'ils sont maintenant bien au milieu du spectre idéologique, il suffisait de décaler un peu tout ça vers la droite, et tout rentre dans l'ordre, l'empathie, la solidarité, l'égalité et la fraternité: tout ça du fin fond des extrêmes, des idées radicales, liberticides... Putain mais t'es pas Charlie toi? On va te pendre haut et court!! Z'entendez? Il est pas Charlie çui-là: pendez-le, aux fers, à l'asile le terroriste!!

Tu peux toujours chercher à discuter avec ces gens, tu auras simplement à déjouer les un milliard de raccourcis qu'ils prendront à chaque fois, tous ces jugement pré-moulés qui leurs permettent de dérouler un dialogue sans jamais qu'une seule de tes idées ne s'entrecroise avec les leurs. Ils t'ont taillé un portrait avant de discuter, tout ce que tu pourras dire renforcera un peu les traits. Quant au monde, à quoi bon refaire le monde?! Le monde est tel qu'il est mon vieux! Et c'est comme ça n'en déplaise! There is no alternative!

Ah bon? Je savais pas. Naïf que j'étais je pensais que le réel, le monde en soi pour ainsi dire, était inaccessible à tous les sujets. J'avais cru, ignorant, qu'un monde était la relation ente un point de vue et cette chose indéterminée qu'on appelle le réel, et qui apparaît différemment aux yeux de chacun. J'étais plutôt convaincu par l'idée qu'un monde c'était juste un modèle plaqué sur des phénomènes, que ces modèles pouvaient changer, pire: qu'un même phénomène pouvait être vécu de bien des manières variées selon les êtres. Par exemple une chauve-souris... Quoi?! Mais qu'est-ce qu'il me raconte celui-là avec ses chauve-souris: encore un sabir ésotérique, la théorie du complot! Non mais c'est quoi ça, un discours que tu tiens d'internet? De la désinformation encore... Les chauve-souris... Et pourquoi pas les reptiliens non c'est pas ça? Et si tu te sens pas d'ici c'est parce que tu viens d'une espèce extra-terrestre qui aurait visité la Terre au temps des pyramides c'est bien ça non?

À quoi bon discuter... Des raccourcis et des raccourcis, tellement qu'il faudrait mettre le monde en pause pendant plusieurs années pour qu'on parvienne enfin à se mettre tous d'accord. Oh non pas sur le monde, je ne crois pas en un monde, je crois au multiple... Mais au moins sur le fondement sain d'un dialogue possible, sur le sens des mots, et d'autres choses encore.

En attendant je parle avec les arbres, avec moi-même, sans discontinuer... On pourrait presque me foutre à l'asile si on savait... Je parle avec le monde, par des bouteilles à la mer. Avec quelques amis, mais surtout un en fait... Ça nous a pris toute une enfance et une adolescence pour y parvenir en sus de notre affinité alors imaginez le temps qu'il faudrait avec des "ennemis". Puis je suis fou à l'intérieur, à moitié calciné, un oxymore délirant d'intériorité colorée, et d'ombres sèches de paysages post-apocalyptiques. L'intérieur j'ai fini par le connaître bien mieux que l'extérieur, je m'y suis enf(o)ui à corps perdu - c'est le cas de le dire -, ma seule issue de secours. Mais quand la part sombre et sanieuse devient trop importante, même là, il faut trouver d'autres sorties: la mort par intoxication mesurée, certains y consument leur vie. Mais se détruire c'est bien, ça fait grimper la croissance...

Tiens c'est marrant, quand je marche dans la ville je remarque des îlots de verdure, une pointe de nature dans l'inorganique agencement de l'espace urbain à des fins de travail et de consommation - et d'intoxications passagères. On aurait pourtant pu croire, que la nature est notre écosystème naturel, et qu'un peu de ville par ci par là peut être tolérable... On pourrait croire effectivement...

Une balade ici c'est un peu à l'image de nos vies: l'asphyxie d'une agitation frénétique pour produire tout et n'importe quoi, produire de la valeur - encore faut-il me dire qui décide de celle-là -, dans un environnement inhumain et déshumanisant, entrecoupé d'oasis de verdure qui tentent tant bien que mal de retrouver un souffle au sein de la fournaise... Semaine, et week-ends... Année de travail et maigres semaines de vacances... Juste pour ne pas crever totalement.

Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise, j'en finis par comprendre tous ceux qui craquent, ceux qui font mal aux autres, avec beaucoup de fracas et de bruit, parce qu'ils ont l'impression qu'il n'y a qu'ainsi que l'on est entendu. Et ils n'ont pas tort... Sauf qu'on est entendu, mais pas écouté bien sûr. Tout finit par servir les mêmes intérêts, invariablement. Même la destruction totale et radicale des espèces sert un intérêt: elle produit de la croissance...

Est-ce qu'on pourrait au moins crever en paix?

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