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mardi 13 février 2024

L'éventaire de rien

Sur un trottoir de ville-monde, dans le bruit d'une époque enrouée d'autos et de klaxon, le souffle rauque des machines et les volutes de respirations automatiques: une boutique, éphémère, avachie. Auvent piquant du nez vers le bitume, adossé à une structure branlante et qui semble pouvoir chuter au moindre coup de vent. Que fais-tu là mobilier branlant? Au bord d'un monde qui semble t'ignorer, te rejeter sur le côté comme un objet désuet dont on n'a plus que faire. Sur le toit incliné des fientes en nombre incalculable peignent d'ocres irisés d'incroyables circonvolutions, sinuosités fécales délivrées par le ciel. Adossé à ce mur comme un badaud rếveur, tu poses tes coudes de parois boisées, rongées par les termites, et regarde la rue grouillante d'insomnie, de bruit et de fureur. Le temps taquin t'immobilise là, sans toutefois t'oublier, prélevant de-ci de-là d'imperceptibles écots qu'un jour sévère fait retentir, soudainement. Bateau de Thésée qu'un récit noue de fil, subtile identité ne tenant qu'à cette Clotho entêtée; les ponts de la mémoire, une fois effondrés, feront de toi l'absolu enclavé d'une inepte monade. Seul ce qui aura été enfermé dans ton monde saura encore ouvrir sur l'infini, impliqué, centripète à en crever l'espace-temps.

Le curieux édifice imprime une délinéation imparfaitement régulière sur fond de ciel monochrome. Le réel ici semble s'être vengé de l'idéal géométrique, rappelant à l'observateur l'abîme entre idées et puis choses.

Sur le bois craquelé, un vernis feint l'essence prisée de nobles arbres, cette solidité du chêne sur fibres de carbone agglomérées. Paraître, mais pas trop... Faire comme tous les éventaires du monde, et saupoudrer sur soi un peu du velours cosmétique qui singe un ordre anéanti.

Sous l'auvent fatigué qui gondole -- comme si le poids de l'air était déjà bien trop -- des rayonnages de livres aux couvertures rongées. De petites étagères où s'encastrent des tranches de vie en rangs bien serrés. Certains ouvrages s'affichent, piteusement fiers, couverture offerte aux regards, d'aucunes maquillées d'illustrations colorées, d'autres, sobres et austères, arborant sur leurs peaux le tatouage de lettres enroulées.

Le vent curieux soulève parfois de son indiscrétion une couverture impudique et laisse entrevoir les organes absents d'un squelette artistique. Les pages blanches témoignent d'un projet indéfini à travers lequel l'absolue totalité empoigne le néant. D'autres bouquins contiennent un incipit plus ou moins élaboré se terminant sur les falaises abruptes d'une promesse inexplorée: préliminaires exquis d'étreintes imaginaires.

Tout est gratuit sur l'éventaire de rien. Pas de marchand, pas de prix. Le vide y cotoie d'énormes volumes chargés de fines arbesques signant les partitions de quelque prosodie cosmique déposée par une âme comme autant d'alluvions du temps. Dans la petite boîte percluse de rhumatismes pulsent des galaxies inaudibles, fenêtres vers l'éternité que des ruelles sans transcendance couvrent d'indifférence.

Toute sa valeur marchande réside dans le prix des matériaux, dans l'analyse élémentaire de ce qui forme un tout néanmoins supérieur à la somme. Obsolète le reste qui fait sens, la transcendance vers d'autres paradigmes, le réseau sidérale de pensées entretissées, de nuages sémantiques... d'âme.

L'âme n'existe pas dans une économie marchande.

Il n'y a plus d'âme au monde humain.

Ô monde horizontal; ton ciel est une pierre tombale.