samedi 6 avril 2019

[ Damnit Crocket ] 10: Les fous et les dieux

Ça y est! Enfin! le bout du tunnel était atteint et il débouchait sur un monde encore plus sombre. Malgré les aides de la CAF, le dernier de cordée n'était plus en mesure de payer son loyer. L'aide au logement n'avait servi qu'à pouvoir se nourrir décemment et acheter quelques loisirs comme des quantités modestes de drogue - de manière bien trop exceptionnelle - et un peu d'alcool bon marché. Les sommes qu'il percevait lui permettaient tout juste de survivre, mais c'est l'âme qui ne s'en sortait pas, c'est elle qui dépérit peu à peu et entraîne le corps à sa suite, inexorablement. La survie physique ne pouvait constituer un destin, seulement un prérequis, l'esprit lui a besoin d'autre chose. Cette vie à flux tendu ne permettait pas, en sus, de faire face aux aléas de l'existence civilisée, comme cette taxe d'habitation qu'il venait de recevoir et qui s'élevait à quelques trois cent euros qu'il était incapable de payer. Nous y étions donc: le point de non retour, celui où il faut empaqueter ses affaires dans un petit balluchon de vagabond et partir courir les rues... Le monde occidental est si merveilleusement pensé qu'on n'est nulle part chez soi, on vit à crédit dès la naissance, sauf pour les mieux lotis. C'est assez extraordinaire quand on y pense, être redevable d'une dette immense dès la naissance, c'est à dire contracter un emprunt avant même d'exister...

Damnit Crocket avait des petits yeux, l'angoisse l'avait empêchée de dormir et le voisin s'était déchaîné la nuit dernière. Les cris de sa compagne, purs, tellement spontanés et libres, avaient réveillé en lui un désir puissant. Il n'avait jamais connu de femme qui ait crié comme cela dans ses oreilles. Rien à part la parodie abjecte des filles de joie s'efforçant de jouer médiocrement le rôle de ce qu'on ne peut reproduire artificiellement. Dire qu'il n'était séparé de cette femme que par un mince mur, quelques dizaines de centimètres tout au plus. La nuit avait passé à la fois lentement et étrangement vite. Damnit Crocket avait vu les lumières sur la façade d'en face s'éteindre peu à peu, certaines restant allumées très tard. Il s'était demandé quels genres de vie pouvaient bien mener ces voisins inconnus. Quelqu'un se rendra-t-il compte demain qu'il aura disparu, ou bien n'était-il pour eux qu'une lueur s'échappant d'une fenêtre anonyme? Quelqu'un s'en souciera-t-il? Y aura-t-il une pensée fugace dans l'esprit d'un de ces voisins, pour ce maigre homme toujours affublé de son chapeau rayé et qui passait des minutes entières le front contre la fenêtre à contempler le vide? Ou bien le chômage vous fait-il totalement et absolument disparaître aux yeux des autres, comme un caillou sans utilité sur le bord d'une route et qu'on ne distingue pas du reste...?

Le soleil s'était levé, nous étions un Samedi, il devrait quitter l'appartement Lundi. Rien n'était prêt, le grand homme au chapeau n'avait jamais déménagé, il n'avait aucune idée de l'endroit où trouver des cartons, et puis, que pourrait-il bien faire de toutes ces affaires? Il allait devoir tout jeter et ne garder que ce qui pouvait tenir sur son dos... Qu'avait-il à conserver au final? Quelques vêtements, une brosse à dent et du dentifrice feront l'affaire. Il se prépara un café, humant l'odeur enivrante, puissante et mat qui embaumait le petit studio. C'était une odeur réconfortante sans qu'il ne sache s'expliquer pourquoi. Damnit était étrangement muet ces derniers jours, il était en manque de tout, emmuré dans l'enfer d'un éternel dégrisement. Avait-il seulement envie d'en sortir d'ailleurs? Pour aller où? Échouer dans l'indifférence glacée des nécessités modernes? Même la gueule de bois lui semblait préférable.

L'agitation urbaine parvenait aux oreilles de Crocket, filtrait à travers la fine glace des fenêtres. Les gens sortaient, prévoyaient des activités pour la journée, peut-être un restaurant entre amis ou en famille, ils iraient visiter un musée, partiraient à la plage ou à la montagne. Crocket se demanda ce qu'il allait faire de cette journée. Que pouvait-on faire en ville sans argent, à part marcher, déambuler dans les rues tel un Socrate muet, sans idée ni sagesse... Regarder les gens à la terrasse des cafés, les femmes superbes, moulées dans leurs robes élégantes, désirables et interdites. Aller dans la rue pour quoi faire?! Il allait bientôt y passer ses journées, ses nuits... Il se balançait d'avant en arrière au bord du clic-clac déplié, voyait le reflet fantomatique que lui renvoyait la vitre de la fenêtre. Damnit, étrangement, n'apparaissait nulle part... D'habitude ce n'étaient que les ombres qui s'acharnaient à ignorer le petit raton-laveur... Crocket porta une main au chapeau et senti sous ses doigts la douceur du duvet rayé qui aussitôt lui lança une décharge de malveillance. Il était bien là oui, ils n'étaient pas seuls, pas totalement seuls. Quelque part prêt de l'évier, un grand couteau de cuisine à la lame effilée était rangé, hors de vue.

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