mercredi 3 avril 2019

[ Damnit Crocket ] 3: Traverser la rue

Les nuits avaient passées, dans le bruit du voisin besognant sa bonne femme, celui des vibrations puissantes des basses de l'apprenti DJ d'en face, des talons d'une habitante d'un des appartements voisins, des hurlements des étudiants qui faisaient la fête dans l'immeuble d'à côté. Une nuit, après des semaines d'insomnie et de recherche infructueuse, Damnit avait hurlé à la fenêtre une ou deux fois, pesté contre Crocket pour ne pas avoir la moindre substance pour s'échapper de cet asile, pas même un somnifère, puis, la tête sous l'oreiller, il avait essayé de dissoudre sa nervosité dans un état méditatif de paix et d'acceptation. L'univers ignora le louable effort... Il avait fini par répéter inlassablement "Damnit! Damnit Crocket!" en pressant l'oreiller sur son visage comme pour s'étouffer lui-même.

Malgré tout, au matin, après cinq cafés et un conciliabule avec lui-même, Damnit avait pu développer, de concert avec son véhicule humain, une nouvelle stratégie de recherche d'emploi. Aucun mot ne fut échangé lors de cette conversation. Il semblait qu'en Crocket les pensées de Damnit étaient présentes et inversement, elles se confondaient presque les unes dans les autres. Un jour, Crocket expliqua qu'il voyait surgir les pensées de Damnit, comme si elles étaient les siennes, mais que presque instantanément il pouvait les distinguer, comme si elle possédaient leur propre couleur. C'était assez étrange d'être et ne pas être à la fois quelqu'un d'autre, du moins pour Crocket. Le raton-laveur, lui, aimait à répéter une phrase d'un nommé Rimbaud: je est un autre. Message cryptique s'il en est pour un inculte (par nécessité) dont la seule préoccupation était de trouver un emploi afin de maintenir un état vital stable...

Quoi qu'il en soit, notre chômeur se sentait animé d'un second souffle, prêt à prendre les rênes de sa vie en main, à contribuer à la si belle société dont il était membre, de gré ou de force. Il s'apprêtait avec entrain à faire grimper la croissance, à augmenter les richesses du pays, bien qu'on sache que du point de vue du gouvernement le pays se cantonnait aux fameux premiers de cordée. Décision était prise d'en passer par la candidature spontanée dans le milieu du funéraire. Après tout ça pouvait marcher non? Peut-être un besoin existait-il déjà mais on n'avait pas encore eu le temps de publier une annonce sur les portes du paradis qu'était pôle emploi... Au point où il en était Damnit Crocket ne devait rien négliger, et puis une fascination morbide le poussait inexorablement à côtoyer la mort. En ce qui concernait la lettre de motivation, il avait du s'y reprendre à deux fois, la première version étant un peu trop châtiée pour émaner d'un dernier de cordée comme lui. Damnit était loin d'être un dernier de cordée, malgré ses habitudes peu reluisantes, et à vouloir trop bien faire il outrepassait largement les bornes du rôle qu'il devait jouer. Il fallait paraître alphabétisé, mais point trop, les propriétaires aimaient bien qu'un esclave reste dans sa case, celle où il était né et de laquelle il devra tâcher de ne pas déborder sa vie durant. Dans le monde d'aujourd'hui on n'aime pas affranchir les esclaves, ça ne se fait pas voilà tout. On peut en parler, comme d'un possible enviable, on avait d'ailleurs une expression pour cela: ascenseur social, mais c'était bien mieux si la machine était hors service la plupart du temps... Les ânes avancent mieux avec une carotte en face du museau, mais si on les laisse la dévorer, ils arrêtent alors, indociles, leur marche laborieuse.

Un bon matin, muni d'une petite pochette abritant lesdits documents imprimés, Damnit Crocket s'aventura au-dehors de son studio, dans la petite bourgade où il vivait, et se rendit dans diverses sociétés de pompes funèbres. Les boutiques étaient généralement proprettes, emplies de fleurs multicolores, bien que le chrysanthème soit sur-représenté. On s'y sentait bien, peut-être grâce aux fleurs qui faisaient gicler leur polychromie lumineuse sur fond de marbre propre et luisant. Il était toujours très bien accueilli, il se disait qu'après tout il ne devait pas y avoir beaucoup de candidatures spontanées dans le milieu. Peut-être n'était-ce là qu'un préjugé mais c'était celui de beaucoup de monde. Les gens ont peur de la mort, elle les effraie au plus haut point, et il semble que la vie d'une grande majorité de nos contemporains soit une course effrénée pour la semer. Nous portons tous pourtant une montre au poignet, et qu'est donc chaque saut de la trotteuse si ce n'est le pas de la mort qui s'en vient? Après avoir expédié sa tournée en une journée, il ne lui restait plus qu'à attendre. Attendre comme toujours, à regarder le mur, une mauvaise gueule de bois dans un coin de la tête zébrée. Et le mur lui renvoyait son ombre imprécise. Il était d'ailleurs notable que ladite ombre ne découpait la délinéation que du seul Crocket: point de raton-laveur dans celle-ci. Ce fut pendant longtemps un débat intérieur entre les deux parties, et Damnit à qui l'on demandait son avis avait émis à ce sujet maintes théories qui, bien que différentes, étaient chacune vraisemblables. La plus concise et la plus percutante fut sans aucun doute le jour où il lança: "c'est moi l'ombre!" avant de s'éteindre dans un ronflement irrégulier. Crocket avait tenté laborieusement de comprendre ce qu'il voulait dire par là, énumérant les possibilités, mais il est des questions qui sont appelées à n'avoir aucune réponse, seulement des hypothèses...

Les jours passèrent donc et notre ami ne reçut nulle réponse. Il se disait qu'il serait peut-être séant de quêter un maître dans un autre domaine que celui de la mort. Cela dit la situation était grandement compliquée d'abord à cause du besoin de calme et des accès d'asociabilité dont pouvait faire montre l'ami à la queue rayée, mais aussi parce que la mort avait l'attrait hypnotique des choses qui n'ont pas encore distillé leur enseignement. Et puis on imaginait mal Damnit Crocket travailler dans un McDrive, il y a fort à parier que plusieurs clients seraient repartis avec leur soda sur la tête et que ses collègues l'auraient détesté pour ses remarques cyniques et bien senties.

De retour dans la forteresse de sa routine, après des heures d'ennui dans le cercueil de sa vie jonché de bouteilles vides de jus de raisin fermenté premier prix, Damnit lança l'idée d'aller voir les prostituées et de prendre de la drogue: "on réfléchit toujours mieux les couilles et le cerveau aérés" disait-il avec une grande délicatesse. Crocket se gratta le menton pour examiner la proposition. Il connaissait très bien la nécessité de céder parfois aux injonctions de son double, mais l'argent était pour le moment un obstacle insurmontable. Depuis quelques jours il n'allait plus aux toilettes à force de manger des pâtes. Sa paupière tremblait toute seule et ses muscles lui semblaient aussi faibles que ceux d'un vieillard. La trotteuse scandait le rythme de la mort, mais qui pouvait dire où cette dernière en était, derrière quelle heure elle se cachait? La grande et frêle silhouette ne semblait même plus ressentir la faim, à vrai dire la simple pensée de manger encore des pâtes ou un taboulé bon marché lui retournait les intestins. Voilà où notre ami en était de ses réflexions lorsque arriva un évènement inhabituel, hautement extraordinaire, et peut-être unique jusqu'ici: le téléphone de Damnit Crocket sonna.

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