vendredi 5 avril 2019

[ Damnit Crocket ] 7: Nous sommes légion

C'était un vendredi soir et Damnit Crocket achevait sa première semaine de chômage depuis les six derniers mois qui s'étaient écoulés dans le rôle de porteur funéraire. Le voisin d'en face écoutait de la musique techno à plein volume, les basses faisant trembler les murs du minuscule studio à tel point que Damnit Crocket se demandait si la pièce n'était pas une partie du dispositif sonore. D'ici environ une heure ou deux celui de l'appartement adjacent besognera sa petite amie sur le même sempiternel rythme effréné, une autre manière de reproduire les battements survoltés de la techno... L'homme au raton-laveur ne cessait de se lever pour se planter devant la fenêtre, faire les deux ou trois pas que la superficie disponible lui permettait avant de se rasseoir, indécis, au bord du clic-clac. Il venait tout juste de ranger le couteau de cuisine qu'il avait contemplé de manière inquiétante durant les dix dernières minutes, avec toujours la même pulsion: l'attraper pour trancher lentement sa langue. Comment diable occuper son temps lorsqu'on est dépourvu de passion, que l'on ne possède ni talent ni ami, ni travail, ni famille... Il était de nouveau une donnée négligeable, tout juste une statistique honteuse dans le curriculum du pays. Il ne servait à rien, son existence ne semblait servir aucun projet, elle était là, maintenant, objet spatio-temporel inerte à la dérive dont le reste de l'humanité ne sait quoi faire. La légère gueule de bois habituelle restait supportable, heureusement que tout n'était pas noir, mais le raton-laveur serrait tout de même les mâchoires à chaque percussion provenant de l'appartement du voisin d'en face. Il valait mieux que Damnit n'ait ni bras ni jambes à lui... Damnit! Crocket! Allons crever cette enflure! Mais Crocket ne bougeait pas, plongé dans la torpeur comme un animal pris dans les phares du voiture.

En ouvrant le frigidaire et en constatant l'urgence de la situation, l'homme au raton-laveur conclut qu'il allait devoir se remettre à la piquette vendue dans les bouteilles en plastique. Il se mit devant l'ordinateur et entreprit de remplir son dossier pour le chômage. Il avait eu le malheur de déclarer lors de sa précédente mission qu'il n'était plus à la recherche d'un emploi, ce qui paraissait logique puisqu'il en avait alors un... Toutefois la conseillère qu'il avait eu au téléphone lui avait expliqué qu'il pouvait occuper un poste et être demandeur d'emploi, et qu'il avait d'ailleurs intérêt à le faire s'il ne voulait pas se réinscrire à chaque fois. C'était à n'y rien comprendre. Il avait donc essayé de se réinscrire en ligne, mais il fallait imprimer des documents et envoyer des pages de justificatifs par la poste. Tout était tellement compliqué, chaque nécessité administrative était un marécage où s'embourber jusqu'au cou, la survie d'un occidentale moderne suivait des lois qui n'avaient plus rien de naturelles et dont la complexité semblait contre-intuitive.




En faisant ses recherches sur internet pour comprendre le sens de tout ce jargon administratif, certains titres de l'actualité le marquèrent par leur redondance. Partout l'on semblait parler d'un mouvement nommé "gilets jaunes". Par curiosité et ennui, il cliqua sur un article qui expliquait les tenants et les aboutissants du mouvement social. Apparemment les derniers de cordée étaient pléthore en France, et commençaient à se révolter contre la politique népotique du gouvernement qui laissait de plus en plus de citoyens dans une situation où la conservation de la dignité et le droit à une vie décente étaient en danger d'extinction. Damnit se prit le menton dans la main et regarda par la fenêtre la façade en vis-à-vis, au milieu des basses du voisin et du brouhaha urbain qui s'engouffrait par la fenêtre ouverte. Crocket avait ouvert les yeux et semblait plus animé qu'à l'accoutumée, quelque chose se passait dans le pays, quelque chose qui prêtait à des gens comme lui une existence réelle, une consistance et peut-être même de la valeur. Tous les samedis étaient organisés des défilés dans la rue, au cours desquels les forces de l'ordre semblaient avoir carte blanche pour blesser, mutiler et malmener des citoyens exprimant leur colère et leur désarroi à l'aide d'un gilet jaune sur le dos et de pancartes arborant quelques vérités que les élites tournaient en dérision à la moindre occasion, à l'aide de sophismes affûtés. La méthode avait beau être éculée, elle n'en perdait mystérieusement pas pour autant sa redoutable efficacité. Malgré tout le mouvement perdurait, certains journalistes le qualifiait de jacquerie et malgré la condescendance du terme, nous n'étions pas si loin de la vérité. Pour la première fois depuis longtemps, Damnit Crocket cessait de se balancer sur lui-même et aucun tic nerveux ne venait entraver sa concentration. Il regardait les vidéos des manifestations ponctuées de violences policières, lisait des articles avec une attention inhabituelle. Même les quelques cafards qui fendaient fugacement son champ de vision périphérique ne parvenaient à le divertir de ce qu'il découvrait. Il va être temps pour nous d'exister. Ce furent les mots de Damnit, prononcés sans trembler, avec l'assurance de ceux qui énoncent un fait évident, une vérité apodictique. La découverte de ce mouvement semblait avoir éveillé en lui quelque volonté amorphe, prisonnière autrement de la neurasthénie ambiante. C'était la rage froide et déterminée de ceux qui n'ont plus rien à perdre, et ils étaient légion.

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