mercredi 3 avril 2019

[ Damnit Crocket ] 1: présentation

Voici enfin livrée l'histoire de Damnit Crocket. Il s'agit d'une longue nouvelle ou bien d'un court roman, c'est selon. Comment fut-elle inspirée au narrateur de cette histoire, cela je l'ai décrit dans le texte intitulé sobrement Damnit Crocket. Je publie l'histoire complète dans les traces (à droite du blog) et je publie aussi les chapitres, un à un, dans les publications quotidiennes, deux chapitres par jour probablement. Libre à chacun d'aborder cette histoire comme il l'entend, selon son propre rythme. Je ne sais pas s'il s'agit d'une réussite, mais je pense y avoir exprimé quelque chose de la condition de l'homme moderne, celle dont je m'efforce de m'arracher et celle, surtout, où j'ai vu et vois tant de mes semblables se consumer. J'aimerais que cette histoire soit un témoignage sobre et modeste de ce que l'avidité peut produire de malheur chez les gens qui en sont dépourvus. Je dédie ce texte à l'humanité entière, que j'aime avec passion, dans le déchirement ou la délectation. Je le dédie aussi à mon meilleur ami qui a su voir Damnit Crocket lorsqu'il s'est présenté à nous, comme une vérité qu'il fallait raconter.

Damnit Crocket, en plus d'être une entité constituée d'un humain d'environ un mètre quatre-vingt affublée d'un chapeau en forme de raton-laveur, était aussi un chômeur. C'est facile d'être un chômeur, du moins en apparence, si l'on ne prend pas bien la peine d'analyser le poids métaphysique d'une telle situation. En revanche, partager son cerveau avec un raton-laveur alcoolique et toxicomane  en perpétuelle gueule de bois semble plus problématique au premier abord, et pourtant. En France, être un "fainéant" incapable de traverser la rue pour décrocher un boulot est une chose aisée: il suffit de rester chez soi, de vivre dans la précarité la plus extrême et d'avoir peu de loisirs - ou seulement bons marchés. Pour ceux qui, étant chômeurs, sont dépourvus de logement, un autre combat s'annonce, dont il est fort à parier qu'il ne sortiront pas vainqueurs. Le territoire français (mais cela reste valable pour la presque totalité de la surface du globe) est quadrillé par le droit de propriété, autrement dit, où vos pieds se posent, se trouve la propriété de quelqu'un - ou quelque chose puisque les choses peuvent aussi être propriétaires figurez-vous.

L'entité double constituée de Crocket - l'humain - et Damnit - le raton-laveur -, comme la grande majorité des Terriens, n'était paradoxalement pas propriétaire. Entendons-nous bien, en tant qu'animal terrestre, il était bien né sur la planète Terre et était donc bien un fruit de celle-ci. Pour autant l'étrange construction politique de l'Etat moderne avait la particularité de priver tout nouvel arrivant dans l'existence de son droit d'usage de la terre. Pour marcher, se nourrir et dormir il faut payer, par exemple un loyer. Damnit Crocket l'apprit à ses dépens et il lui fallut bien du temps pour comprendre comment une telle chose avait été rendue possible - mais même encore il s'avouait ne pas vraiment comprendre comment un si faible pourcentage de la population avait pu se rendre propriétaire de tout le reste de ladite population. Si vous y réfléchissez bien, être locataire, c'est ne pas s'appartenir soi-même, c'est être vendu à quelque chose ou quelqu'un. Crocket était donc dans cette situation fâcheuse mais qui ne semblait point révolter ses semblables. Lui-même ne s'en plaignait pas, il n'accusait personne, il encaissait les coups et attendait que le temps passe et nous délivre tous de nos maux éphémères. Il attendait donc dans son petit studio qu'il payait à l'aide d'un revenu de solidarité active, un nom bien complexe pour désigner une somme qu'un organisme étatique verse à tout citoyen sans activité qui respecte certaines conditions requises. On imagine que ce mécanisme d'aide sociale existe pour que les gens évitent de mourir de pauvreté, mais il est parfois préférable de mourir que de continuer à vivre dans un inhumain dénuement. Crocket ne se posait pas, quant à lui, la fameuse question: to be or not to be, il était voilà tout, et cela comportait son lot d'obligations, de gestes à effectuer - plus ou moins consciemment.

S'il en allait ainsi de Crocket, ce n'était pas si évident en ce qui concernait Damnit qui, lui, se plaignait sans cesse et fulminait lorsque les chaînes qui l'attachaient à sa condition d'esclave moderne se faisaient trop sentir. Cela arrivait souvent lorsqu'il n'avait plus les moyens de se payer du bon temps avec quelques prostituées, saupoudré de quelques stupéfiants bien choisis. Pas facile d'être un drogué, qui plus est dépendant à toutes les drogues existantes ou à venir, lorsqu'on n'a pas un sou en poche... Damnit bouillonnait d'une rage éternelle envers l'Etat - c'est à dire le pouvoir qui vous pèse de tout son poids -, ses semblables - bien qu'il désigne par là plutôt l'humanité que l'espèce des raton-laveurs -, ainsi que l'existence elle-même. L'existence est une tragédie répétait-il à qui voulait l'entendre, lorsqu'il avait la force et la volonté de formuler une phrase non désobligeante à l'égard de quelque être - vivant ou pas. Mais Damnit n'avait pas de réelle existence autonome et il devait par conséquent composer avec son autre moitié, moins velléitaire: Crocket. En nourrissait-il pour autant un ressentiment envers cette consubstance humaine? Nous pouvons répondre ici de manière catégorique qu'il n'en était rien.

Cette situation de chômage durait donc depuis quelques mois et l'on pouvait dire que cette période de relative liberté n'avait pas su produire d'oeuvre grandiose ni même permettre le déploiement d'activités notables. L'entité double se laissait traverser par le monde, et regardait le sillage de celui-ci, comme l'aurait fait un passager accoudé au bastingage d'un bateau. S'il fixait la proue de l'embarcation afin de se faire une image de l'horizon poursuivi, rien ne se passait. La mer se confondait au ciel si bien qu'il n'y avait là qu'une étrange fusion des deux, l'abolition de toute différence, de toute forme. L'avenir était indéfini.

Malgré sa misanthropie, Damnit semblait s'enkyster dans une neurasthénie croissante à mesure que sa vie sociale s'appauvrissait, et Crocket avait beau avoir les reins solides, il sentait qu'il lui fallait agir. Lui-même allait finir par se pétrifier sur place, statufié par l'inaction sur sa chaise, à contempler le mur comme s'il se fut agi là d'un spectacle extraordinaire. Et puis à vrai dire se nourrir devenait assez difficile depuis que les supermarchés aspergeaient de javel les poubelles pleine de victuailles comestibles. S'acheter du vin tous les jours était une prérogative non négociable, bien qu'on puisse jouer un peu sur la qualité du breuvage. Aller au restos du coeur ne lui venait pour ainsi dire pas même à l'esprit... Il ne savait tout simplement pas que cela existait. L'hiver s'annonçait rude sans chauffage, malgré la douceur relative due au réchauffement climatique. Crocket pouvait à peine se passer de gants à l'intérieur de sa tanière et il devait sans cesse souffler sur ses mains glacées afin qu'elles demeurent fonctionnelles pour le jour où on leur trouverait une quelconque utilité. Il vivait là comme les renards ou les taupes dans leurs terriers, et en venait presque à regretter qu'une fonction hibernation n'ait pas été programmé par la nature pour les membres de son espèce - si espèce il y a.

Le grand homme maigre, allongé sur un clic-clac bon marché dans un studio minable et sans décorations, se frottait les mains l'une contre l'autre et s'adressa à lui-même:
-"Dis Damnit, dans quel secteur d'activité tu nous verrais toi?
-Mrglrlm, maugréa l'intéressé, laisse-moi réfléchir..." fit une voix sortie du raton-laveur affalé sur sa tête. Crocket ne répondit rien, attendant patiemment l'avis du couvre-chef.
-"On pourrait devenir acteur porno ou pourquoi pas dealer tiens. Au moins, on serait au coeur des choses."
Crocket eut une moue de reproche et, bien que Damnit ne pouvait absolument pas voir son visage, ce dernier l'avait parfaitement perçue.
-"Bah tu m'demandes! Si t'es pas content de la réponse, tu me donnes mon texte la prochaine fois et tu joues au metteur en scène! Je m'en tape du secteur d'activité, on pourrait découper de la bidasse de cheval sur les marchés que ça changerait rien pour moi. Évite peut-être les tâches intellectuelles, ça sous-entendrait qu'il faut que j'me mette au travail et crois-moi ça risque pas d'arriver!" maugréa-t-il en terminant par un rot étouffé. On avait peine à imaginer un raton-laveur débauché vivant sur la tête d'un homme et pourtant... Là, dans l'étoffe grège aux bandes plus foncés, encastré dans un aspect mignon trompeur, une personnalité brisée par les excès bougonnait plus ou moins discrètement.
-"J'avais pensé à quelque chose de calme pour ta gueule de bois. Tu m'as bien dit une fois que tu appréciais l'ambiance des cimetières non? Et puis tu as parlé plusieurs fois d'une série qui s'appelait six feet under, dans le milieu des pompes funèbres..."
-"Ouais ouais je vois où tu veux en venir" interrompit le raton-laveur, "j'avais surtout dit qu'on serait mieux six pieds sous terre que vingt mètres en l'air, coincés dans un cube encastré dans une masse de béton disgracieuse et mal insonorisée... Les pompes funèbres, pourquoi pas... C'est sûr que les morts au moins te cassent pas les badigoinces, c'était aussi là mon propos. Aller voté! Me parle plus de ces conneries d'esclave! J'ai tout un Styx à décuver."

Crocket fixait le mur en caressant l'idée, comme s'il s'agissait d'un chat posé sur ses genoux. Il aimait ce chat, il ne le connaissait pas encore, mais il était quelque peu excité à l'idée de le rencontrer, dans les limites que sa personnalité modérée permettaient. Seulement comment fait-on pour attraper un chat... Si j'obtiens un travail dans les pompes funèbres, nous aurons un chat se dit-il enthousiaste. Il faut simplement que je me renseigne sur les étapes à suivre pour trouver du travail. Peut-être qu'il existe des tutos sur internet...? J'irai demain au cyber-café et je chercherai tout ça. À moins que Damnit sache comment faire... Il sait toujours tout mais ne veut jamais rien expliquer. Je vais attendre demain qu'il se soit un peu reposé, je suis sûr qu'il voudra bien m'aider. Après tout il sait très bien que si l'on décroche un travail, il pourra boire plus souvent, peut-être même acheter parfois quelques grammes de drogue. Voilà les idées qui se bousculaient dans la tête de Crocket, pesamment, pas pressées, et comme projetées dans son esprit par l'écran du mur qu'il contemplait fixement. Le bourdonnement du mini-frigo était la signature du temps qui passait dans ce taudis, sans mesure, égal et indifférent. La chambre-salon-cuisine aux murs blancs était tout ce que la modernité sait produire d'habitat impersonnel. Évier en inox, murs en placoplâtre qui semblait prendre un malin plaisir à laisser filtrer tous les sons du quotidien adjacent, ceux qu'on aimerait pourtant que l'autre garde pour lui. En face du clic-clac une petite table basse branlante qu'il avait trouvée, abandonnée prêt des poubelles au bas de l'immeuble à la façade ternie. L'humidité y avait laissé ses traces sombres et de la mousse se formait par endroits. Malgré cela, le loyer représentait les trois-quarts de la somme qu'il percevait mensuellement. Avoir le droit de rester perché sur son clic-clac à entendre les voisins pisser, ça avait un certain prix dans notre société égalitaire.

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