samedi 6 avril 2019

[ Damnit Crocket ] 11: Enfants de la patrie

L'homme fluet au chapeau singulier se décida à sortir vers midi. Il faisait beau, Damnit avait l'impression de mariner dans le jus qu'un soleil brutal s'acharnait à faire sourdre de lui. Damnit Crocket! Ça cogne ici! Mais Crocket ne pouvait rien y faire, on ne retire pas son chapeau quand il est une part de sa propre tête... Il plissa les lèvres et tourna les paumes vers le ciel pour signifier son impuissance. Le soleil était fort mais il était lustral aussi, il fallait l'endurer parce qu'il lavait de ses rayons l'impureté de cette vie inepte et surnuméraire. Il faut souffrir pour expier, toute une religion s'est édifié sur ce concept. Le grand maigre avançait dans les rues parmi les gens heureux qui comblaient l'escale du weekend de menus plaisirs. Ils semblaient tous embarqués dans un grand voyage qu'il semblait quant à lui manquer à chaque fois, coincé sur le quai, à tourner en rond, attendant vainement d'obtenir un ticket. Mais vers où partaient-ils? Vers ailleurs qu'ici et maintenant, et cela suffisait. Cela suffirait d'échapper au studio, aux journées qui se ressemblent, de pouvoir construire de son énergie et de son temps quelque chose qui tienne et résiste à l'érosion des jours. Des derniers mois de sa vie il n'y avait rien à retenir, mais il fallait continuer, quel autre choix y avait-il.

Crocket connaissait bien la proposition de Damnit, mais tant qu'il y avait un espoir il fallait continuer. Il commença à remarquer à plusieurs angles de rue des policiers en faction, parfois bardés d'une véritable armure: casques et plastron, matraques, pistolets trapus au canon plutôt large. Parfois c'étaient des factions entières de CRS qui attendaient dans des cars blindés, juchés sur les sièges comme les poules sur leur perchoir. L'homme au chapeau continuait sa route, sous le regard de cette armée silencieuse qui macérait dans l'impatience, prête à commettre un  mauvais coup. Il y en avait de plus en plus et Damnit Crocket en comprit la raison lorsqu'il déboucha sur une grande place où s'entassaient des milliers de citoyens revêtus de gilets jaunes. Le fameux mouvement dont il avait eu des échos en dérivant sur internet. Peut-être était-ce un signe... Tous ces gens qui luttaient pour que des vies comme la sienne ne soient plus acceptables, et surtout acceptées. Damnit boy! Il est peut-être là notre ticket, fit Damnit qui sortait de sa torpeur. Tous ces gens semblaient animés d'un même élan, scandaient des slogans, faisaient entendre leur voix, se montraient. Ils luttaient contre le pouvoir qui les maintenait dans ces caricatures de vie, où l'on compte chaque sou, où les loisirs ne sont qu'un prétexte à lâcher la pression d'un quotidien harassant et ingrat. Mais qui était responsable de tout cela se demanda-t-il, y a-t-il quelqu'un qui organise véritablement une telle honte, quelqu'un pour entendre leur cri?

Le cortège se mit en mouvement, encadré par les silhouettes robotiques des forces de l'ordre. Pourtant, tout était déjà en ordre, les gilets jaunes soudés et compacts, avançant en file, tenant des banderoles, ou se tenant les mains, jeunes, vieux, pauvres et moins pauvres. Hypnotisé, Damnit Crocket leur emboîta le pas, se fondit dans la masse, son regard balayait le spectacle autour de lui, marée humaine qui l'intégrait sans sourciller. Une voisine lui prit la main, cela ne dura que quelques secondes mais son coeur accéléra, un frisson le parcourut et s'éternisa dans sa poitrine qui semblait pétiller. Il existait, tous ces gens qui n'étaient rien étaient pourtant bien là, un quelque chose qui n'était pas rien, qui ne le pourrait plus jamais l'être. Après une heure et demie de marche, les tensions entre les manifestants et la police semblaient grimper peu à peu. La menace perpétuelle, les armes braquées, tous ces outils de violence qu'on manipulait à proximité de ces gens qui n'avaient qu'un gilet jaune sur le dos, contribuaient à créer un climat de tension, rapprochaient dangereusement la marmite de son point d'ébullition. Contrôlés dans leur quotidien, contrôlés dans leurs loisirs et contrôlés dans leur révolte. Crocket pouvait sentir en lui la violence de Damnit qui ne disait rien mais serrait les dents et abreuvait d'un regard haineux les cuirasses entourant le cortège. Le soleil mettait tout à nu, les coeurs et les sentiments qui n'avaient plus d'ombre où se cacher.

Il faisait chaud lorsque les premiers tirs de gaz lacrymogènes fusèrent sur les manifestants. Les voisins de Damnit Crocket haletaient d'une voix animée, s'expliquaient entre eux que les tirs avaient pour but d'empêcher le défilé de se poursuivre sur une certaine rue. On entendait des cris: d'horreur et de révolte. L'étincelle avait mis le feu aux poudres, la foule auparavant bien ordonnée donnait le spectacle d'un chaos naissant, les forces de l'ordre faisaient leur travail, synonyme en l'occurrence de chaos et de violence. Les fumées, poussées par le vent, se propageaient dans la foule, Damnit Crocket en ressentait les effets pour la première fois. Il se mit à tousser, sentant une vive brûlure se répandre dans ses poumons. Ses yeux semblaient asséchés par les gaz toxiques, il luttait contre une irrepressible envie de les frotter sans arrêt. Le couvre-chef entra dans une rage folle: putain mais faut les tuer ces bâtards, regarde-les ces enfoirés! Ils empêchent les gens d'échapper aux fumigènes! Effectivement, ceux qui tentaient de fuir la zone se retrouvaient plaqués au sol, parfois matraqués, tout le secteur était nassé. Damnit Crocket n'était plus maître de ses mouvements, il était porté par les courants contradictoires de la foule en panique. Certains bruits nouveaux firent leur apparition, des hurlements de plus en plus inquiétants se firent alors entendre. Des explosions, à droite à gauche, des gens qui gisaient, en sang, par terre. "Il a plus de main!! Il a plus de main!" hurlaient des voix anonymes dans la cohue. Damnit écumait de haine et Crocket ne savaient plus où diriger ses pas dans ce monde hostile, étranger jusqu'au bout. C'était un spectacle de guerre opposant des hommes en arme contre des civils sans défense.

Puis, soudain plus rien. Un grand bruit mat lui vrilla les tympans et il se réveilla au sol, enveloppé de silence, hormis une sorte de sifflement strident qui allait décroissant. Il avait la sensation qu'un de ces yeux était un cratère insensible, il ne le sentait plus et tout autour, irradiait une vive brûlure, des millions de piqûres se plantaient dans la peau du visage, sur le nez, le front, la joue. Parmi les vapeurs toxiques, il ne respirait plus, ses nerfs charriaient le flux paroxystique des messages de la douleur. La bouche, les poumons, un oeil, faisaient pulser en lui une lave en fusion qui se répandait dans son corps. Des gens s'étaient attroupés autour, le sifflement s'atténuait et les sons semblaient revenir crescendo: il n'y avait que cris et explosions. Des visages inquiets se tournaient vers lui et des paroles transperçaient la fumée toxique qui avait envahi les lieux en imposant son ordre délétère.
"Il faut le sortir de là, il faut l'amener aux urgences! Passez-moi la compresse, vite!"
Crocket commençait à paniquer lui aussi, qu'était-il arrivé, est-ce que Damnit allait bien? Il semblait qu'il avait été touché.
"C'est encore leur putain de LBD à ces enculés! Je crois que l'oeil a explosé"
L'oeil a explosé? Crocket leva une main pour toucher le raton-laveur posé sur sa tête.
-"Damnit! Damnit ça va?" s'enquit Crocket, haletant.
-"Il délire les gars, mettez-le sur le brancard, on file!"

Aucune réponse du couvre-chef, Crocket pouvait le sentir sous sa main, mais il y avait du sang partout et les médics l'empêchaient de toucher son acolyte. C'est pas possible, il ne pouvaient pas avoir tué Damnit, qu'est-ce qu'il allait faire sans lui? Qu'est-ce qu'il était seul? Le bruit autour l'étourdissait, la douleur devenait insupportable, le sang chaud coulait sur ses lèvres, dans son cou, comme les fois où Damnit pleurait en silence les nuits d'insomnie.

Lorsqu'il se réveilla, le blessé était étendu sur un lit d'hôpital, on avait branché un tube à l'aide d'une aiguille plantée dans son bras. Son oeil droit lui faisait atrocement mal. Il hésitait entre l'impression de ne pouvoir le fermer et celle de ne pouvoir l'ouvrir. Damnit! Comment allait Damnit?! Il ne ressentait plus les impressions, les émotions et ce flux de lucidité dégrisée qui l'inondait d'habitude, cathéter de la mélancolie. Une glace, qu'on lui apporte une glace qu'il puisse enfin voir dans quel état se trouvait sa moitié, son guide... Son coeur s'accéléra, et quelque part près de lui, une machine se mit à biper, urgemment, d'un son qui empêchait tout repos, d'un son qu'on ne pouvait ignorer. Une infirmière entra dans la chambre, tunique et pantalon blanc, chaussures birkenstock aux pieds, en plastique bleu, comme celle que les enfants portent pour aller à la rivière. D'où pouvait bien lui provenir ce souvenir... La femme consulta la machine zélée, puis se pencha vers l'homme alité:
-"Tout va bien monsieur Crocket?"
-"Comment va Damnit, je veux le voir, c'est urgent!" s'écria l'intéressé.
-"Damnit?" s'étonna la jeune femme.
-"Damnit! Le raton-laveur sur ma tête! La tête des mauvais jours, souvent en colère!"
L'infirmière entendant cela, tordit la bouche en cul de poule en ouvrant de gros yeux puis elle se ressaisit.
-"Il n'y avait pas de raton-laveur lorsqu'on vous a amené monsieur Crocket... Est-ce votre animal de compagnie?"
Crocket s'emballait, ne comprenait pas ce que disait la femme, était-ce une plaisanterie?
-"Un animal de compagnie? N... Non, enfin c'est mon chapeau... C'est... Une partie de moi, il a toujours été là..." Son coeur battait la chamade et la petite machine faisait pulser obstinément son bip oppressant.
-"Il faut vous détendre monsieur Crocket, je vais me renseigner et voir si l'on sait quelque chose de ce raton-laveur."
Crocket ne pouvait plus parler, il répondit en silence, pour lui-même: mais on ne peut pas être séparé, on ne peut pas l'enlever de ma tête, nous sommes soudés l'un à l'autre... Une grande lassitude l'assaillait, une grande faiblesse, comme si tout cet acharnement à avancer, coûte que coûte, malgré les ordalies et les pièges du destin, réclamait à l'instant son dû.

Quelque part, dans une salle non loin de là, l'infirmière racontait l'épisode au médecin en charge du dossier.
-"Un raton-laveur..." fit-il l'air pensif. "Vu le nombre de gammas GT, le patient est clairement alcoolique, ça ne m'étonnerait pas qu'il soit en phase de delirium tremens. Ça va être plus compliqué que prévu..."
-"Qu'est-ce que je lui dis quant à l'animal?"
-"S'il n'en reparle pas: rien. Sinon, vous temporisez en disant qu'on se renseigne. Je vais passer le voir pour lui montrer son visage dans la glace. Il vaut mieux que je sois là pour gérer sa réaction."

Crocket, étendu dans le lit, restait figé dans une immobilité quasiment minérale, exsangue comme s'il ne devait plus jamais pouvoir fournir le moindre effort. Le médecin entra dans la chambre lumineuse, Crocket ne réagit même pas, il fixait le mur lui faisant face sans cligner des yeux.
-"Monsieur Crocket, comment vous sentez-vous?"
-"..."
Aucune réponse.
-"Est-ce que votre oeil vous fait souffrir?"
À l'évocation de l'oeil, le souvenir du choc le traversa de part en part, et par là meme celui de Damnit qui avait reçu le coup de plein fouet.
-"Damnit! Qu'est-il arrivé à Damnit?"
-"Vous parlez de votre raton-laveur, c'est ça?" fit le docteur hésitant.
-"Oui! Oui! C'est ça!! Le raton-laveur, vous le voyez?! Il est toujours sur ma tête?! Comment se porte-t-il?!"

Crocket était surexcité et lança en une preste rafale toutes ses interrogations.
-"Monsieur Crocket, il n'y a pas de raton-laveur sur votre tête. Peut-être avez-vous un raton-laveur chez vous, à votre domicile, quoiqu'il s'agisse là d'un animal de compagnie peu commun. Peut-être avez-vous un ami ou un membre de votre famille qui pourrait aller s'en occuper pour vous le temps que vous vous rétablissiez?"
L'excitation de Crocket redescendit d'un coup. Qu'est-ce qu'on lui racontait là... Damnit un animal de compagnie... À son domicile... Mais de quoi parlaient ces gens!
-"Je n'ai pas d'animal de compagnie. Regardez sur ma tête, voulez-vous bien?" et Crocket leva sa main sur la tête enrubannée, fit de sa main le geste de caresser délicatement le corps joliment rayé du raton-laveur alcoolique qui avait été le co-locataire d'un même curriculum vitae. Le docteur observa la scène avec compassion, perplexe. Il hésita une seconde puis partit chercher un petit miroir portatif qu'il tendit alors face au visage du patient.
-"Il n'y a rien sur votre tête monsieur Crocket..." affirma-t-il avec beaucoup de douceur.

Crocket plongea son regard avide sur la surface réfléchissante. Il y vit son visage maigre, les boucles de ses cheveux blonds dépassant d'un bandage qui couvrait son oeil droit et une partie de son crâne. Sur la bandage le corps de Damnit reposait, affalé. Le raton-laveur avait les yeux fermés et les membres qui pendaient. Crocket leva une main délicate sur la nuque de l'animal. Il saisit doucement le menton qu'il tenta de relever lentement. Le couvre-chef n'avait aucune réaction.
-"Damnit..." chuchota-t-il, "Damnit..."
Une pression énorme opprimait sa poitrine. Impossible d'y faire entrer le moindre souffle d'air. Sa cage thoracique semblait prête à exploser. Crocket commença à suffoquer, son visage prenait une carnation écarlate. Voyant cela, le médecin ôta la glace qu'il reposa sur une table proche.
-"Monsieur Crocket, vous avez reçu un sacré choc, ne vous inquiétez pas. Vous êtes hors de danger, il faut vous reposer un peu, il est possible que vous ayez les idées embrouillées pendant quelques jours. Nous allons vous garder ici le temps de la convalescence. Nous enverrons quelqu'un à votre domicile pour s'occuper de votre animal. Je suis certain qu'il se porte très bien"

Mais Crocket n'écoutait pas, n'écouterait plus. Des larmes silencieuses débordaient de ses yeux figés. Ce monde avait tout pris. Il pouvait bien tout prendre d'ailleurs, ses emplois infects, ses lettres de motivation, ses promesses de survie, ses destins de série. Tout! Il pouvait bien tout prendre, il n'en avait cure. Mais Damnit! Prendre Damnit?! Sans lui il n'y a plus rien. Plus de couleurs aux paysages. Plus de sentiments à ressentir. Plus d'horreur et plus de poésie. Il n'y avait plus d'idées qui vous portent et d'autres à combattre. Il n'y avait plus de sens, plus rien à porter au-devant de soi...

Il regarda par la fenêtre mais la vue ne donnait que sur une sorte de cour ceinte de murs au ciment gris et sale, crevés de petites fenêtres qui devaient donner sur des chambres similaires à la sienne. Ça lui rappelait chez lui, son galetas minable qui donnait sur les façades criblées de fenêtres derrière lesquels d'autres destins semblables se débattaient dans leur fatigue après la journée de travail. À quoi bon travailler. À quoi bon se révolter aussi si c'était pour finir comme ça. Vaincu avant même d'avoir commencé la partie. Une décision se cristallisa en Crocket, une résolution inébranlable répandait son ordre dans chacune de ses cellules. Il n'y aurait plus de lutte, plus d'efforts désormais. Damnit, encore une fois, avait montré la voie. Le contrat était terminé, la période d'essai prenait fin et Damnit Crocket ne souhait pas être reconduit. Peut-on s'éteindre de sa propre volonté? Crocket savait que Damnit aurait répondu par l'affirmative. Il faut s'éteindre de son propre chef aurait-il ajouté. Le chef, à dire vrai c'était lui, et il s'était éteint. À quoi bon continuer de courir comme une poule décapitée, poursuivre des gesticulations sans but...

Il leva une main sur le dessus de son crâne, la posa sur le dos du raton-laveur en geste d'amour pur, de cet amour qui déplace des montagnes. Mais le petit-être endormi sur son crâne ne donnait plus de signe de vie, ne bougea pas d'un cheveux. Le capitaine avait coulé, et le navire tanguait au hasard, abandonné de tout. La boucle était enfin bouclée, Crocket avait les yeux ouverts mais il demeurait fermé à ce monde extérieur, lumineusement terne. La vie n'avait été qu'une éternelle convalescence. Tout ira mieux désormais, il faut couler Crocket, il faut couler, se récitait-il intérieurement, qu'il ne reste rien pour leurs usines. Et dans le silence des eaux, l'embarcation humaine doucement sombrait, engloutie par l'oubli abyssal où un raton-laveur épuisé avait noyé sa souffrance.

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