jeudi 4 avril 2019

[ Damnit Crocket ] 5: Croque-mort

Trois semaines passèrent et voilà l'étrange duo pleinement intégré dans le business de la mort, vêtu d'un costume bon marché, d'une fausse cravate qu'on attache au col, la panoplie du parfait porteur. Le costume étant porté au pressing par la direction à une fréquence douteuse, il arborait en permanence des tâches de crasse et de transpiration, laquelle enveloppait l'individu qui le portait d'une odeur bien vivante. On lui avait appris comment porter le cercueil, à partir de différentes méthodes, mais chaque boîte avait sa préférence en la matière. L'équipe avec laquelle il bossait était dans sa grande majorité composée d'individus colorés et sympathiques. L'ambiance était décontractée, à vrai dire jamais il n'avait connu de contexte professionnel aussi propice à la galéjade. À mesure qu'il s'intégrait au business de la mort, il lui semblait qu'il apprenait à vivre. L'équipe des porteurs, tous ces "gens qui ne sont rien", lui faisaient part des aides dont il pouvait bénéficier: aide au logement, ticket restaurant etc. Tout un monde se dévoilait à Damnit Crocket. En outre, le boulot n'était pas compliqué, on pouvait finir sa journée aux alentours de seize heures en se débrouillant bien, ce qui n'était pas négligeable en été, avec ces journées qui n'en finissaient pas. Comment un tel contexte de travail était-il possible au vingt et unième siècle, à l'ère de la productivité paroxystique? Probablement parce qu'il s'agissait d'une de ces petites boîtes familiales, pas encore rachetée par les grands groupes qui forment les oligopoles. D'ailleurs apparemment, d'après ce qu'on lui avait dit, c'était bien le sort qui attendait la petite entreprise: Pascal Leclerc était sur le coup. Ça a quand même moins de gueule que Pierre t'emballe! Damnit! Tempêtait l'être éponyme. Les types pourraient faire un effort, qui a envie d'un enterrement par Leclerc, on se croirait dans l'hypermarché des obsèques... D'ailleurs c'était peut-être le cas, il faudrait se renseigner, mais bien qu'il ne s'agisse que d'une homonymie, on était bel et bien dans l'univers de la grande distribution. Peut-être un jour faudra-t-il à tout un chacun aller chez Leclerc pour choisir un cercueil, après être passé à la caisse avec son pack de bières. En tous les cas, Damnit Crocket aimait bien faire le ménage au crématorium, il était seul et le boulot simple. On dictait soi-même son propre rythme. La première fois qu'il s'était trouvé devant les frigos (neuf au total), il était chargé de vérifier que les personnes dont l'étiquette figurait sur la façade se trouvaient bien sagement à l'intérieur. La pièce était une sorte de garage de pavillon de banlieue aménagé. Il y avait des brancards, un évier, une bonde au milieu de la pièce au carrelage incliné. Tout était peint d'un blanc sali par les ans et par des choses qu'on ne voulait pas trop imaginer. Sur tout un pan de mur étaient encastrés des portes gris métallisé avec une grosse poignée de chambre froide: la maison des morts. C'est un peu impressionnant de se trouver devant tant de cadavres réunis au même endroit, on a l'impression d'être le gardien d'objets sculptés par un artiste déjanté, mais passé cet effroi on s'y fait. C'est apaisant les macchabées, ça ne dit rien, on peut les faire parler soi-même, certains ont simplement l'air endormi et sont comme prêts à se réveiller, tandis que d'autres ont cet air factice des poupées de cire, comme si la vie n'était jamais passée par là, ou bien était partie depuis longtemps déjà. Damnit aimait parler à ses petits vieux endormis dans leurs chambres funéraires lorsqu'il y passait le balai. Ils reposaient calmement dans le cercueil ouvert, une petite veilleuse à leur chevet dispensait ses lueurs feutrées. Il se sentait plein de bienveillance pour ces défunts, c'était en quelque sorte lui qui veillait sur leur dépouille tandis que leur esprit traversait le Styx.

Une fois le crématorium nettoyé, il fallait ramener la voiture de fonction à la boutique et puis on était libre de rentrer chez soi. Personne ne venait vous dire qu'il était trop tôt, de toute façon la boîte souhaitait à tous prix éviter d'avoir à payer des heures supplémentaires. Trente-cinq heures, pas plus, ça passe assez vite quand on est occupés, surtout quand la journée n'est pas aérée par la pause de midi et qu'il faut travailler en sus le samedi. Ça laisse des petits îlots de repos à placer dans la semaine, des demi-journée chômées. Mais comme il ne faut jamais trop en demander lorsqu'on est un dernier de cordée, on n'a pas le luxe de prévoir quoi faire de ces repos puisque l'on est prévenu la veille pour le lendemain de ces privilèges impromptus. Idem pour le travail saturnien, toujours la veille pour le lendemain. Pour ceux qui n'ont pas de famille et qui sont seuls comme la mort - et Damnit Crocket -, c'était acceptable.

Est-ce que le premier contact avec la Faucheuse, la vraie, fut difficile? Oui, mais pas longtemps. Ils étaient partis chercher un corps dans la morgue d'une clinique de la ville. La directrice d’amphithéâtre leur avait donné accès à la salle éponyme qui n'est autre qu'un ensemble de boîtes réfrigérés où sont conservés les corps en attente d'être traités par les services appropriés. Toute une organisation les obsèques, il faut l'affairement de bien des personnes pour que le problème soit réglé, enfoui sous le poids du présent, sous quelques pelletées de terre ou bien disséminé dans les airs. La directrice d'amphithéâtre était une jeune demoiselle un peu barrée que les autres porteurs connaissaient bien. Il se souvient qu'ils avaient parlé de cul ensemble, à vrai dire c'était un sujet de discussion assez surreprésenté chez eux. La mort appelle la vie ou c'est l'inverse peu importe. Il s'agissait d'aller mettre en bière un quadragénaire mort de cancer. La nouvelle recrue avait été priée de le prendre par les jambes pour le sortir du frigo et le placer dans le cercueil. L'homme portait un jean glacé et humide et lorsqu'il attrapa ses jambes il ne put sentir qu'un squelette frais presque anguleux: le tibia est un os pas si épais, on pourrait facilement s'en faire un gourdin... À ce moment l'apprenti faucheur se demanda tout de même ce qu'il faisait là et s'il pourrait bien assurer son service jusqu'au bout, mais ce vacillement de sa volonté s'estompa dès le deuxième cadavre. On s'y fait. Si on tente d'embrasser le tout alors on est un peu submergé, mais dès lors qu'on divise le problème en tâches simples qui s'enchaînent presque sans lien organique, alors tout devient évident et machinal. Les nazis l'avaient bien compris, Taylor aussi et toute l'organisation économique du monde capitaliste. Et puis la mort ce n'est rien, c'est un problème de vivant voilà tout, c'est nous qui plaquons tous nos fantasmes sur ces signifiants. Il suffit de s'arranger avec le sens que l'on donne à tout ça et tout va pour le mieux...

Il y avait des personnages croustillants dans le milieu. Damnit Crocket avait été profondément marqué par un des prêtres qui officiait dans un crématorium de leur secteur. Avant les cérémonies ils discutaient souvent avec lui. L'homme qui devait avoir la soixantaine était toujours souriant et d'une sérénité qui semblait à toute épreuve. Le soleil d'été tapait derrière les grandes baie vitrée de la salle de cérémonie, les familles n'étaient pas encore invitées à entrer, et le prêtre plaisantait sur la chaleur estivale. Il se pencha alors vers Damnit Crocket pour lui faire une confidence:
-"Vous savez, je le surveille de prêt..."
-"Qui ça" questionna l'apprenti faucheur.
-"Le soleil pardi. De jour en jour il se rapproche de nous, mais je le tiens à l'oeil..." lui dit-il dans un sourire malicieux. Un sourire qui lui avait fait l'impression d'être une fleur de plus, parmi celles qui jonchaient les bords du tapis roulant chargé d'acheminer la dépouille dans une fournaise rédemptrice. Depuis cet épisode, Damnit se souvint du prêtre comme étant le gardien du soleil. Il l'aimait à vrai dire, ce vieillard bienveillant que même la mort par embrasement ne semblait pas départir de sa bonne humeur, et qui affichait cette inébranlable confiance que seuls les fanatiques semblent posséder et qu'on nomme la foi.

Tandis qu'une partie de l'être bicéphale s'épanouissait, du moins selon les critères que la bourgeoisie avait érigé pour le petit peuple, l'autre cependant dépérissait peu à peu. Chaque prêche était l'occasion pour le raton-laveur de se trouver placé face à ce qui semblait tant lui manquer: une croyance. Car pour lui, il n'y avait pas de croyance qui tienne la route plus de quelques secondes face à l'examen attentif de la lucidité. Un monde où il n'y a pas de croyance, c'est une monde sans absolu, c'est un monde mouvant donc, où les valeurs d'hier peuvent être à l'opposé de celles d'aujourd'hui. Autrement dit être sans croyance - du moins durable -, c'est être en prise avec sa liberté, se retrouver seul, noyé en son immensité sans structure, sans guide. Être un nomade de la pensée dans un monde de sédentaire est une véritable gageure, d'ailleurs Aristote disait bien que seuls les fous ou les dieux pouvaient vivre hors de la cité. Damnit, dont le prénom était un cri, tenait peut-être des deux, mi-dieu, mi-dément, qui dérivait sur le flux du présent aux berges floues, sans attache et sans toit sur la tête. La seule chose, peut-être, qui liait Damnit à ce qui s'approcherait d'un monde un tant soit peu durable, c'était Crocket; lui qui traçait sa déroute dans l'inextricable chaos du monde où les questions ne s'expliquaient que par d'autres questions, où répondre n'était rien d'autre que dénouer le noeud de l'interrogation. Le grand homme avançait, portant sur lui le poids incommensurable d'une étoile qui s'effondre sur elle-même pour devenir trou noir. "Damnit, Crocket! Damnit!" gémissait le chapeau rayé, comme un mantra pour exorciser la douleur de son crâne. Et ce dernier avançait à travers la brume des jours qui ne laissaient filtrer aucun avenir, rien d'autre que le présent du labeur se perpétuant indéfiniment.

Parfois, ce grand corps qui paraissait si fragile, plié sur le siège passager du corbillard, acceptait le joint que lui tendait un collègue et tirait avec frénésie de longues bouffées interminables pour que s'évapore un peu de la souffrance existentielle de son colocataire d'âme. Damnit ne disait jamais rien alors, rien d'autre qu'un soupir de soulagement incarné par ces deux mots: "Damnit boy!"; il savourait le semblant de répit, le ressac qui emportait l'aiguillon du tourment, celui que le corps étique de Crocket portait sur son dos tel un infatigable Atlas. Et peut-être après tout que ce n'était que ça le monde: un tas de souffrance où vivre n'est rien d'autre qu'avancer au devant de sa fin, sans carte ni boussole et sans autre constellation dans son coeur que les quelques humains aimants que semblaient séparer des distances infrangibles. Voilà les pensées qui traversaient Damnit Crocket dans ces moments suspendus dans la camionnette, la fenêtre ouverte sur le monde illuminé.

Ce boulot au final n'ôtait rien à la vacuité quotidienne, il ne faisait que la souligner dans une routine qui peu à peu lissait les différences, égalisait acmés et déchéances de la vie pour ne laisser qu'un long ruban plat et indifférencié, celui des automatismes de la survie en milieu capitaliste. Après suffisamment de temps à ce régime, aller au travail devenait aussi inconscient que respirer, il n'y avait même plus à choisir, les choses se faisaient, s'imprimaient dans la chair du corps, la plasticité neuronale s'étiolait au profit d'une cristallisation des connexions, la vie devenait destin, avant même la mort biologique. Les humains souhaitaient se faire croire que la nature est bien faite, que l'univers est quelque chose de positif, qu'il est une construction. Il suffisait d'observer un ciel étoilé - si l'on avait encore ce luxe - pour voir dans la myriade d'astres luisants le symbole d'une beauté signifiante. Il suffisait aussi d'observer d'un peu plus près, de changer d'échelle pour comprendre la destruction létale que présentait ces fournaises infernales aux confins de l'éther, qui tels des essaims de phoenix ne cessaient de s'auto-détruire pour se maintenir à l'existence. Mais même les étoiles s'éteignent... C'est peut-être là le seul réconfort à puiser de tout cela... En attendant, Damnit souhaitait faire de la vie une véritable combustion stellaire, que chaque instant soit une fête, une explosion virulente et incontrôlée de tous les éléments constitutifs de l'être. Quitte à se détruire, autant être un spectacle grandiose et inspirant pour autrui, autant être le mensonge de la beauté dans l'agonie tragique. "Damnit Boy!" soufflait-t-il dans un nuage de fumée épaisse; les yeux mi-clos, le visage détendu, le crâne calé sur l'appui-tête. Dehors le soleil brillait, le temps continuait sa marche et la journée du serf était terminée.

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