mercredi 30 janvier 2019

Damnit Crocket [ ? ]

Damnit Crocket est un personnage intriguant à tous égards. Né d'un réveil venteux qui manquait de me faire tomber, mon corps et moi, il est apparu lors d'une discussion avec un ami. Je crois que j'ai commencé par l'invoquer par son nom, du moins une partie seulement de ce nom. Je me souviens, je répétais alors sans cesse: "Damnit!" parce qu'il s'agissait là de l'expression la plus viscéralement verbale du mal-être qui me possédait, en ce lendemain d'acmé éthylique. J'avais mal et je m'escrimais contre la vie, le destin, les étoiles et que sais-je encore. Je me voyais marchant docilement sous le poids incommensurable de l'existence, de la lucidité souffrante, accrue par la désillusion d'un réveil souterrain particulièrement intolérable après la nuit stratosphérique qui l'a précédé. Il y a de la beauté dans la résignation, dans l'acharnement passif et docile de ceux qui avancent sous les huées, les coups du sort et les quolibets qu'un destin indifférent jette à la face des éveillés. Mais j'avais conscience alors de ne pas être cette humilité, du moins majoritairement. La partie qui grommelait en moi sur la tonalité de la plainte agacée n'était pas docile et peut-être encore moins humble et résignée - ou bien l'était-elle mais à d'autres choses... Cette partie de moi - et qui n'était bien entendu pas moi puisque l'individu est indivis et non constitué de parties que l'on peut désassembler -, cette partie donc se nommait Damnit, c'était le cri qu'elle poussa lors de ce début d'après-midi qui lui tient lieu de naissance. Sa gestation était peut-être l'apanage de toute une vie, la mienne, mais c'est bien à ce moment que le curieux personnage jaillit sous mes yeux, comme une chose extérieurement réelle et qui m'accompagnait pourtant telle une substance soeur. Damnit est un raton laveur drogué et alcoolique en perpétuel redescente. Sa bouche forme une oscillation aux angles aigus, comme dans les représentations de dessin animés. D'ailleurs n'est-ce pas sa véritable nature, comme celle de tout objet? C'était un raton laveur endormi, donc, dans une perpétuelle gueule de bois et qui faisait tout son possible pour apaiser les remous du monde sur la surface de son être. Calmer la tempête, retrouver l'équilibre: tel était son but. Parfois, l'animal se réveillait et, lorsqu'il n'invectivait pas le monde alentours, il lui arrivait de proférer quelque parole oraculaire et absconse que chacun ignorait et, pourtant...

Néanmoins il y avait une personne qui ne perdait rien du message, bien qu'elle n'en laissa rien paraître. Il s'agissait en l'occurrence de la personne sur la tête de qui le raton laveur était posé - peut-être comme organiquement lié dans une relation symbiotique improbable. Cet homme s'appelait Crocket. Il m'apparut évident, dans une tentative d'humour salvateur face à la douleur rampante qui souhaitait m'engloutir, d'associer le ronchonnement de Damnit à la beauté sans ego et opiniâtre de Crocket. Damnit Crocket était né, entité mystique, inexplicablement présente et prête à se frayer un passage discret mais intemporel dans le monde de la culture. Impossible de nier la consistance du personnage, il me semblait dès lors voué à une existence iconique, pareil à un tintin ou au bon vieux Davy Crockett dont le nom est inspiré.

Un dialogue s'est instauré entre mon ami et moi au sujet de cet être indéniable, entité à l'origine inconnue - pour le moment et peut-être pour toujours. À quel époque vivait-il me demanda mon meilleur ami, ce à quoi je pris le temps de réfléchir pour m'apercevoir assez rapidement qu'il n'appartenait à nulle époque. C'était un individu intemporel, qui pouvait vire à travers les âges, et peut-être le ferait-il si l'envie lui en prenait. Peut-être le verrait-on trainer sa queue rayée et son grand corps maigrichon parmi les dinosaures du Ladinien, poursuivi par un T-Rex ou encore déambulant d'un pas péripatéticien parmi les philosophes d'Athènes. Damnit viendrait également visiter notre époque contemporaine, j'en étais convaincu, il ne pouvait en être autrement, il était déjà là...

Et maintenant qu'il était là, comme qui dirait sous mes yeux, je m'échinais à travers la souffrance à élaborer tant bien que mal les moyens de le faire connaître à tous, de l'offrir à mes congénères, afin qu'il allège les souffrances de chacun, de toute cette cohorte de moutons aliénés et dociles que nous sommes et qui traverse en serf les royaumes dévastés de mégalomanes en flammes. Damnit Crocket pour guérir le monde! Nous pensions naturellement à une bande-dessinée, A. sachant très bien dessiner et moi ayant un certain penchant pour une logorrhée vaguement poétique - fausse modestie détectée. Mais je savais d'expérience que caresser un projet artistique avec A. correspondait aux saillies organisées et factices de taureaux en vue de leur ravir une précieuse semence. Autant dire qu'il y avait beaucoup de fantasmes et de désir mais nulle réalisation charnelle authentique. J'avais beau imaginer parfaitement Damnit Crocket en personnage de BD, animant une myriade d'épisodes diaprés, mettre tous mes oeufs dans ce panier me plaçait en totale dépendance de la motivation de l'ami en question. Or l'expérience m'avait appris à éviter cette situation artistique peu féconde. Je me suis donc projeté dans un roman, mais très vite je m'aperçus que Damnit Crocket était taillé pour les petits formats, les histoires courtes et sans forcément de fil narratif qui les relierait. Je ne connaissais de toute façon personne dans mon entourage qui écrivisse des romans et je ne m'en sentais moi-même vraisemblablement pas le goût. Peut-être allait-il me falloir inventer un nouveau type d'écriture, entre nouvelle et poésie onirique...

Mais je triche un peu, cette dernière pensée n'était encore qu'à l'état d'ébauche alors que nous marchions fouettés par la grêle qui crépitait sur nos blousons et nos visages, rebondissant en tous sens pour finir une existence éphémère sur le sol, avalée. Nous nous disions, mon ami et moi, qu'il faudrait que personne ne soit véritablement interloqué par le fait qu'un être vivant autonome et indivis puisse être constitué d'un humain d'apparence banale et d'un raton laveur affalé sur sa tête, indescellablement lié à son crâne, et certainement son cerveau. Les gens devraient agir comme s'il s'agissait là d'une rencontre sinon banale du moins suffisamment envisageable pour être réaliste. Cela apporterait un côté surréaliste aux scènes ainsi contées, placerait le lecteur dans une perpétuelle indécision, une sorte d'inconfort du jugement. Mais, après tout, ne s'agissait-il pas là d'un sentiment omniprésent, et que nous ressentons tous, face au surgissement quotidien du réel?

Bref, nous continuâmes notre marche, imperturbables malgré l'opposition permanente du monde (celle de la gravité, de la douleur, de l'état d'urgence de ce monde qui bénéficierait sans conteste d'une cessation de toutes nos activités durant une période indéterminée). Nous marchions dans diverses discussions entrecoupées de l'irruption dudit personnage: Damnit Crocket. J'avais un besoin irrépressible de l'invoquer le plus fréquemment possible, j'avais un besoin viscéral de le garder devant moi, tout en identifiant avec une acuité croissante les détails de sa personne. Comprenez-moi, Damnit était mon médicament. Contre le monde, contre la douleur, contre la dépression, contre moi-même. Damnit Crocket me donnait espoir, il me donnait un but et l'envie de persévérer moi aussi à tracer mon chemin modeste dans l'insouciance de mes semblables, d'avancer vers un horizon mouvant, sans véritable but autre que la nécessité de perpétuer un rythme; celui des battements cardiaques, celui des idées, celui de la prose qui fait la musique de nos vies. Damnit était la tonalité à laquelle je souhaitais m'accorder, pour n'avoir plus à trouver la mienne, pour n'avoir plus à vivre qu'en tant que résonance ontique, sans responsabilité et sans liberté impossible à assumer et encore moins à aimer.

Je finissais donc de trouver quelques détails avec A. puis voyant que cette passion bien que partagée ne l'était peut-être pas de manière égale entre nous, je décidais de ranger cette rencontre dans un coin de ma tête, à l'abri des coups de marteau de la migraine, au plus loin de l'érosion du désespoir. J'étais, je crois, amoureux. J'avais trouvé mon âme soeur. Ou plutôt une âme soeur car j'ai la croyance douce qu'il en existe plusieurs. Durant notre marche je répétai souvent le nom du curieux personnage que nous avions rencontrés sous la grêle, comme déposé là par le ciel. Peut-être était-ce la manière qu'avait ce dernier de vouloir nous élever malgré le désapprouvement de nos comportements indignes. À vrai dire je n'ai jamais eu de dignité. Je l'ai laissé rouiller dans les eaux du vices, vendu contre quelques grammes de drogue, noyée dans l'eau de vie et pendu au cou de catins de passage - que sais-je encore. Mais revenons au sujet: pourquoi répétais-je son nom de la sorte? Parce qu'il était mon mantra, ma litanie bienveillante, comme ce mantra Bene Gesserit contre la peur que je gardais toujours sur moi toute une période de mon enfance. Damnit Crocket me donnait du courage et j'entreprends ce récit avec l'espoir qu'il vous en procure tout autant, qu'il s'élève dans la culture comme un phare guidant les esquifs égarés qui ne savent plus qu'entendre le chant des sirènes. Le chant des sirènes ô si doux quand même obscène... Damnit Crocket, Damnit Crocket, que ta musique engloutisse la leur, ou me la rende inintelligible, impropre à la convoitise.

J'espère ainsi, de toute mon âme, avec toute la sincérité qui est mienne malgré mon coeur inconstant, que ces propos ne sont qu'une pathétique introduction à la beauté qui réside dans le sillage modeste que nous propose ce curieux personnage. Car j'ai la faiblesse de croire, par moments, que ce n'est pas pour rien que Damnit Crocket rime avec Jésus de Nazareth.

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