mercredi 3 avril 2019

[ Damnit Crocket ] 4: Entretien d'embauche

Une femme était au bout du fil. Combien de fois était-ce déjà arrivé, qu'un être vivant appelle Damnit Crocket sur son téléphone et qui plus est une femme? À vrai dire jamais, c'est donc dans une situation tout à fait inédite que le duo se trouvait catapulté.
-"Monsieur Crocket?"
-"Oui, bonjour." répondit ce dernier d'une voix légèrement haletante après s'être précipité sur le combiné vibrant.
-"Vous avez laissé une candidature pour un poste de porteur funéraire chez nous, vous êtes passé à la boutique il y a quelques jours, n'est-ce pas?" interrogea la femme. Le coeur de Crocket se mit à battre, serait-ce possible que ses efforts soient récompensés? Tu parles d'une récompense, passer son temps à enterrer des morts... Pas sûr qu'il s'agisse là du saint Graal de la destinée humaine... Ronchonnait Damnit.
-"Tout à fait, mais j'ai déposé mon CV dans nombre d'enseignes, pouvez-vous me rappeler pour laquelle vous appelez?"
-"Nous sommes Pierre t'emballe, rue des pissenlits."
-"Ah oui bien sûr, je me souviens."
-"Bien, je me permets de vous rappeler parce que votre candidature nous intéresse, nous avons un remplacement à pourvoir. Est-ce que vous seriez intéressé?"
-"Oui, je suis très intéressé." Damnit, pendant ce temps participait à sa manière au dialogue: bien sûr que je suis intéressé connasse, à ton avis pourquoi je me suis fait chier à venir dans ton magasin ridicule où l'on tente de déguiser la mort sous les atours les plus criards de la vie! Heureusement Crocket pouvait filtrer ces pensées bien qu'elles soient aussi les siennes...
-"Bien, êtes-vous disponible Mercredi pour un entretien, disons à 14h30?"
Crocket pensa à ce moment à toutes les vies que la mort faucherait à cette heure précise. Premiers de cordée comme derniers, puissants comme faible. Pourquoi de telles ruminations à ce moment? Nul n'aurait pu le dire. Damnit fit alors surgir dans leur esprit quelques vers du poète Omar Khayyam, probablement en réponse à l'expression "premiers de cordée":

Ces dupes de l'intellect et de la logique meurent
En disputant de l'être et du non-être;
Va, ignare, choisis bien ton cru
Car de leur poussière ne poussent que des raisins verts.

-"Mercredi, 14h30, parfait j'y serai."

Comme s'écoule l'eau du fleuve et souffle le vent du désert,
À vive allure, nos jours s'enfuient.
Mais il est deux moments qui ne méritent pas mon attention:
Celui qui est passé hier et celui qui viendra demain.

-"Très bien, à Mercredi monsieur Crocket."

Le pressenti croque-mort s'assit sur son clic-clac et contempla le mur, le téléphone toujours suspendu contre son oreille, comme si une voix divine allait maintenant lui révéler le sens de sa vie. Si l'on prenait la peine d'y réfléchir ce qui venait de se passer était assez extraordinaire. Après tant d'échecs, tant d'efforts vains pour trouver un emploi, voilà que son audace était en train d'être récompensée... Enfin rien n'était encore assuré, Damnit le lui fit bien comprendre. Sa mollesse et son manque de vitalité pourraient bien faire pencher l'entretien en sa défaveur. Il faudra que Damnit se mette un peu au premier plan, il avait un rôle déterminant à jouer. Il s'agira donc d'exécuter un duo délicat, une danse subtile entre l'ombre irascible et ténébreuse et l'humilité naïve et lumineuse du fragile humain. Les jours qui suivirent furent silencieux, rien ne se passait dans le studio sinistre, tel un lac étal sous un paysage désolé de pleine lune. Ouvrir les yeux, se lever du lit, avaler un café, siroter un pinard infect - les jours où il y en avait -, prendre une douche et puis attendre que le temps passe jusqu'à ce qu'il soit l'heure d'ouvrir le frigidaire pour se nourrir - si tant est qu'il y ait quelque chose de comestible à l'intérieur de ce dernier. La vie moderne des petites gens: tout un programme. Néanmoins, Damnit infusait doucement ses conseils et sa stratégie dans leur esprit commun. Lorsqu'on veut suivre la voie du moindre effort il est nécessaire de faire preuve d'efficacité, et celle du raton-laveur était redoutable, un raffinement évolutif étonnant lorsqu'on s'arrêtait à ce tas de rayures informe et bougonnant sur la tête du teint de pêche de Crocket. Damnit savait optimiser toute dépense d'énergie en vue d'obtenir un fragment de plaisir perdu, la drogue était la seule chose qui semblait le maintenir en vie, gonfler encore un peu les voiles d'une volonté en berne, et il n'y a rien de plus pragmatique qu'un camé en manque.

À travers la vacuité, du ventre d'abord, des activités ensuite et du sens enfin, notre curieux personnage parvint jusqu'au jour fatidique, en ne faisant rien d'autre que suivre l'épaule du présent, porté par l'inertie. Derrière: le néant. Devant: le néant. Dans l'immédiat: l'homme et son chapeau se tenant devant l'entrée du magasin au nom surprenant: Pierre t'emballe... Il se décida à franchir la porte et foula alors le marbre poli qui devait être une sorte de marbre perlé aux teintes foncées. Des fleurs multicolores formaient dans la pièce des allées ornées de plaques mortuaires aux messages d'assez mauvais goût, c'est du moins ce que pensait Damnit en lisant: "un sourire ne dure qu'un instant mais ton souvenir est éternel". Mais sérieusement qui a envie de mettre ça sur une tombe, pensait-il. Des aphorismes à deux balles, c'est véritablement souiller la mort... Et si on montait une société de marbrerie nous aussi, ça s'appellerait Pierre t'encule. Au lieu de messages dégoulinant de mièvrerie comme ceux qu'on a sous les yeux on proposerait: "un connard tu était, un connard tu resteras ou encore c'est le destin des ordures de redevenir poussière". On proposerait un service à tous les gens qui souhaitent enterrer une personne qu'ils ne peuvent pas supporter et dont la mort les soulage au plus haut point. La cérémonie leur servirait de sorte d'exutoire à tous les mauvais sentiments qu'ils n'ont peut-être pas pu assez exprimer du vivant du défunt. Crocket compulsait la brillante idée sans dire un mot, continuant d'avancer la tête légèrement baissée. Un homme à l'allure tout à fait normale l'accueillit derrière son comptoir avec un sourire chaleureux. Pourquoi fallait-il être étonné qu'il paraisse si normal? Est-ce que toutes les personnes qui travaillent dans ce secteur devaient avoir l'air maladif?
-"Bonjour, c'est vous qui avez rendez-vous pour l'entretien d'embauche?"
Le grand homme courbé releva la tête et rendit un sourire timide:
-"Bonjour, oui c'est bien ça, à 14h30."
-"Sylvie, la patronne, va vous recevoir, c'est le premier bureau à droite."
-"Merci."

Tout juste après être entré dans la boutique, trois bureaux séparés par des cloisons en verre occupaient tout le côté droit de la pièce. On aurait dit de petits aquariums. Damnit Crocket se présenta au premier, dans lequel une dame blonde plutôt quelconque effectuait tous les gestes qu'on attend de quelqu'un travaillant à son bureau. Pour une nana plutôt quelconque, moi je te dis qu'elle pue le cul la gonzesse. Putain ce serait pas mal de se taper la patronne quand même. Regarde moi la petite jupe serrée qu'elle porte. T'arrives tu lui attrape les cheveux tu lui allonge le buste sur son bureau et vlan...
-"Hmm! Bonjour madame, je suis Damnit Crocket, j'avais un rendez-vous à 14h30."
-"Ah oui, entrez, bonjour monsieur Crocket. Asseyez-vous." La femme avait à peine jeté un regard sur lui. Elle parlait sur un ton décontracté, presque informel, il n'y avait aucun lieu de ressentir un quelconque stress, c'était un bon point.
Un bon poing dans sa ch...
"Alors qu'est-ce qui vous amène à chercher du travail chez nous avec un profil pareil?" l'interrogea la quadragénaire en levant à peine les yeux de son fatras de feuilles et documents en tous genres.
La dame tenait dans ses mains le CV du demandeur d'emploi lui faisant face. Damnit avait le désagréable sentiment qu'elle tenait là sa propre fiche produit, le réduisant au rôle de simple ressource dans un univers de marchandises. La réification était tellement aboutie que chacun était jugé à l'aune de sa capacité à remplir une fonction précise, un métier, dont l'exécution remplira alors l'écrasante majorité du temps éveillé. La fiche produit de Damnit Crocket ne donnait pas à rêver, cela dit rien d'incohérent lorsqu'on postule pour un emploi sans qualification régi par un contrat LTE. Elle paraissait néanmoins à Crocket aussi étrangère qu'un fragment de roche martienne.
-"À vrai dire, j'avais envie de diversifier mes activités et surtout de donner un peu plus de sens à mon temps. J'ai besoin, je crois, de me reconnecter à une dimension plus humaine du travail, être utile à mon prochain. Je trouve que vous rendez un service indispensable et précieux à des familles qui traversent un moment difficile et important. Il y a une grande philosophie à côtoyer la mort." Pouah, on en fait peut-être un peu trop là...
-"Eh bien, on peut dire que vous portez un regard noble sur le métier, ce n'est pas le cas de tout le monde. Les autres porteurs avec qui vous allez travailler ne sont pas philosophes eux."
-"Oh vous savez, peu m'importe, je m'entends en général très bien avec tout le monde." rétorqua le demandeur d'emploi, légèrement mal à l'aise d'entendre son éventuelle future patronne parler avec ironie de ses employés.
-"Bien. Nous avons besoin de pourvoir un poste de porteur funéraire en urgence. C'est pour remplacer un des nôtres qui est en arrêt maladie. Il s'est blessé assez gravement durant l'exercice de ses fonctions, comme quoi, on n'est jamais à l'abri de rien." La femme fit une brève pause puis reprit: "Savez-vous en quoi consiste le métier?"
-"Je dois avouer que je ne connais que le strict minimum. Il s'agit de conduire le corbillard et de transporter les cercueils c'est bien ça?"
-"C'est à peu près ça, mais il y a aussi la disposition des fleurs lors des cérémonies, le nettoyage de la boutique et du crématorium, la mise en bière. Il y a un même un peu de bricolage avec l'assemblage des cercueils."
À ce moment, le grand corps remua sur sa chaise, mal à l'aise.
-"Je préfère vous prévenir que je n'ai pas vraiment d'expérience du bricolage..." avoua-t-il, hésitant.
-"Ça reste très basique et vous ne le ferez certainement pas au début, en tout cas pas tout seul."
On dirait que le boulot est déjà dans la poche vu la manière dont elle parle. Si tu dis pas de connerie bonhomme c'est gagné. T'as trouvé là ton nouveau maître. Une maîtresse putain, je me laisserais bien mettre la corde au cou pour une fois.
-"Le remplacement dure combien de temps? Vous savez si une proposition d'embauche est possible à la fin?"
-"On attend encore les certificats médicaux, mais ce serait au moins pour cinq ou six mois. En ce qui concerne une embauche définitive, c'est difficile de s'engager dès maintenant, cela va dépendre de la durée de l'arrêt maladie. Et puis, il y a un changement de propriétaire dans quelques mois, ce genre de décision ne se fera pas avant." La femme enchaîna presque sans pause, sur le même ton:
"Combien mesurez-vous?"
-"Euh... Environ un mètre quatre-vingt cinq." répondit Damnit Crocket, pris de court.
-"Vous connaissez votre taille de pantalon?"
Tu veux pas la taille de ma bite non p...
-"Euh... À vrai dire non... Je ne crois pas pourquoi?"
-"Il va falloir vous acheter un costume et des chaussures. Un des porteurs vous accompagnera à la boutique pour faire les essais."
-"Ça veut dire que vous m'embauchez?" interrogea-t-il en ouvrant de grands yeux pleins d'espoir.
-"Oui, c'est bientôt la canicule, on a de gros besoins et vous me paraissez prêt." fit-elle en l'observant de la tête aux pieds.
-"Super, merci beaucoup."
Merci beaucoup? N'en fais pas trop bonhomme, c'est plutôt à elle de te remercier. À l'époque les propriétaires d'esclave devaient se bouger le cul pour en trouver de nouveaux, toi tu viens comme ça te jeter dans ses filets.
-"Quand est-ce que vous êtes disponible pour commencer?"
-"Dès la semaine prochaine."
-"Il vous faut d'abord un costume. Vous pouvez venir dans deux jours pour qu'on s'occupe de ça? Vous ferez connaissance avec l'équipe par la même occasion."
-"Bien sûr, aucun problème."
-"Bon très, bien, alors dans deux jours à quatorze heures." fit-elle en se levant de sa chaise et en le fixant de son regard azur. "Il nous faudra quelques papiers pour le contrat, Mathieu vous donnera la liste en partant. Au revoir monsieur Crocket et bienvenue chez nous."
-"Au revoir madame, à bientôt."

Le nouvel employé n'en revenait pas, c'est bien la première fois qu'il est aussi simple de trouver un travail songeait-il... Ils devaient vraiment manquer de personnel. Une fois la liste des papiers à fournir récupérée, il sortit sous le soleil de Juin, sans trop savoir si la scène qui venait d'avoir lieu était réelle ou non. Quelle preuve avait-il qu'il allait bien être embauché là-bas? Et s'il ne revenait pas dans deux jours? Ce furent les questions qui l'animaient en rentrant tranquillement vers sa tanière minuscule. Dans notre cercueil oui, un putain de cercueil voilà ce que c'est ce studio de merde! On va foutre en bière des macchabées et pendant ce temps là c'est la société qui creuse notre tombe! Bah, tant qu'on peut s'acheter un peu de came et des vraies bières! Du pinard dans des bouteilles en verre pour une fois... Que tout ça ait un sens nom de Dieu! Crocket quant à lui était fasciné par l'idée de côtoyer la mort, d'en faire son milieu professionnel, lui qui s'acharnait à porter l'attelage brinquebalant de cette existence si pesante.

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