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mercredi 10 novembre 2021

Amnésie

Il est étrange comme je n'ai jamais porté d'intérêt à l'histoire; si ce n'est l'attention distraite qu'on prête à un passe-temps utile. Je n'ai jamais bien compris pourquoi la soif dévastatrice de compréhension et de connaissance que je suis a toujours fonctionné sur le mode synchronique. J'ai toujours été convaincu que le monde, que chaque chose, pouvait trouver une explication synchronique, plus satisfaisante et effective que toute enquête diachronique. L'histoire m'est un folklore, une manière de distinction, un ornement social qui donne un peu de chair à l'ossature logique du monde représenté.

Je peux cependant aujourd'hui émettre une hypothèse quant à cette étonnante inappétence. Il est un fait que ma conscience, chargée de subsumer chaque élément du chapelet mnésique, échoue à me rendre familier certains pans entiers de mon existence. À vrai dire, c'est comme si ma capacité à synthétiser en une ipséité les fragments de conscience empirique était limitée à un certain nombre d'éléments déterminés... Plus je prends de l'âge et plus de nouvelles régions semblent se détacher du wagon identitaire. Je ne me reconnais pas au-delà d'une certaine distance passée, je suis un étranger bizarrement familier à mes propres yeux: je suis cet autre que j'ai très bien connu mais qui ne peut en aucune manière être semblable à qui je suis.

Et puisque je parviens à m'expliquer, à saisir la clé de sol de mon existence à partir d'une poignée d'années, disons une grossière décennie, il me semble que c'est tout l'ensemble du monde qui se trouve affligé de cette étrange propriété. À tel point qu'au-delà d'un certain seuil, les données recueillies sur le monde me semblent obsolètes. J'en saisis bien le lien qui les relie au présent, mais ce lien semble inessentiel: l'histoire n'a pas d'unité réelle à mes yeux et c'est toujours le réseau synchronique du présent, sa note fondamentale, qui permet d'expliquer rétrospectivement le passé, d'en colorer l'image que l'on s'en fait (bien plutôt que l'inverse). Ainsi, le passé change en permanence à mesure que le présent advient. Pour cette raison le passé ne saurait avoir aucun pouvoir explicatif.

Je ne m'explique pas qui je suis à partir de qui j'étais. Je ne m'intéresse même pas à ce que je pus être il y a plus de dix ans. Il n'y a là aucun mystère, rien qu'une ombre projetée par le présent, et qui s'efface d'avoir perdu sa cause depuis longtemps.

À mon image, c'est tout le monde entier qui est anhistorique.

samedi 13 janvier 2018

Des idées et des hommes

J'ai toujours été ennuyé par une caractéristique du petit monde philosophique: cette affinité affectée pour l'érudition qui conduit tout locuteur du discours philosophique à devoir montrer une déférence à l'encontre des penseurs qui l'ont précédé et à les reconnaître comme auteurs de certaines idées (que nous pourrons appeler objets philosophiques). Il faut apprendre par coeur des passages entiers, pouvoir les situer à la page et au paragraphe près pour avoir le droit de prendre la parole... Pourtant, les idées peuvent très bien ne pas avoir d'auteurs. Plusieurs raisons peuvent ruiner cette habitude injustifiée du petit cénacle philosophique. d'abord ce n'est pas parce que certaines personnes se sont publiquement exprimées sur un sujet (et qu'on aura enregistré sur un support durable l'intervention) qu'ils deviennent les seuls à jamais avoir pensé cette idée... Bien souvent dans le monde scientifique on se rend compte que plusieurs personnes sont engagées simultanément dans des travaux débouchant sur des résultats similaires sans en avoir la moindre idée. Imaginez un peu si l'on ajoute à ça les personnes "ordinaires" qui recèlent parfois bien des génies insoupçonnés (j'en ai rencontré mon lot). Ensuite qu'est-ce qui nous dit que d'autres, avant nous, avaient formulé ces idées sans que le monde en ait gardé trace? Et tous ceux qui auraient pu, dans le silence de leur intimité, méditer ces idées, sans jamais prendre la peine de chercher à les exprimer sur un quelconque support? Préjuger que les idées ont bien des auteurs me paraît donc plus qu'hasardeux.

Dans le monde de l'informatique, dont je suis issu, nous utilisons le travail fait par autrui sans jamais en attribuer les mérites à quelque auteur. En programmation, par exemple, nous utilisons des fonctions référencées au sein de bibliothèques, que nous incluons dans nos programmes. Ces fonctions n'ont pas d'auteur, personne ne se pose la question de savoir qui, le premier, a pu écrire cette fonction. Elle est là, remplissant une tâche, enrichissant le champ d'action des programmeurs, et chacun peut puiser dans ces ressources anonymes, chacun peut contribuer aussi à y déposer une nouvelle ressource, toujours de manière anonyme. Ainsi l'écriture d'un programme est une activité synchronique où l'érudition historique (avec tous les problèmes que peuvent poser l'adéquation supposée entre l'histoire telle qu'elle est relatée et le déroulement réel des faits) est inopérante et sans effet. C'est aussi une activité collaborative et ce de manière implicite, sans qu'il soit besoin de remercier à tout va, de flatter l'ego des uns et des autres et d'inclure des informations diachroniques anecdotiques et sans intérêt pour la tâche à effectuer. L'humanité est en colocation dans l'acte de programmer, chacun emprunte à tous les autres, et chacun rend au reste de la communauté. L'accord est tacite et sert non à entretenir - de manière illégitime à mon sens - des gloires et à produire des idoles, mais à oeuvrer pour l'avancement d'une aventure commune.

Penser ne devrait-il pas être un peu plus, par moments, à cette image?