Le monde extérieur n'existe malheureusement pas. Et ce n'est pas là la lubie d'un être qui aurait fait de la vue son sens supérieur.. Car lorsque je touche ou hume, c'est bien dans le point nodal de ma vacuité que je sens... On a beau faire, tout ce qui nous parvient du dehors, même le son, est pleinement au centre de ce réseau de néant qui tisse, par une compulsion narrative, les mailles d'un monde qu'on aimerait transcendant -- un monde capable de contenir notre risible démesure et de nous imposer sa loi. Nous ne parlons d'idée que parce que nous en avons une perception confuse, là où l'intuition sensible montre assez spontanément sa complexité dynamique: il suffit de s'approcher un peu plus près de l'objet, parfois d'un pas de côté, pour que toute la perception se réagence en un nouveau système... Tandis que les idées... On ne les perçoit que de très loin, avec les doigts boudinés de l'intelligence à qui il faut un effort immense pour s'apercevoir de sa vulgarité. Nous croyons les idées plus intimes, nous croyons qu'elles sont nous, car nous ne savons pas les sentir avec autant de raffinement que les sensations. Quoi d'étonnant à cela: des millions d'années d'évolution pour ourdir l'interface sensible par laquelle l'espèce a survécu... Tandis que la pensée: tout juste quelques millénaires pour parvenir aux peintures rococos de la métaphysique et de la phénoménologie contemporaine... Des dessins d'enfants voilà tout.
"Le bonheur c'est pas grand chose, c'est juste du chagrin qui se repose" Léo Ferré
jeudi 3 octobre 2024
Rococo
vendredi 16 juillet 2021
Pessoa: littérature et servilité du rêve
"J'ai laissé derrière moi l'habitude de lire. Je ne lis plus rien sauf un journal par-ci par-là, littérature légère, et, à l'occasion, des livres techniques en rapport avec ce que j'étudie à ce moment-là et quand ma seule réflexion ne suffit pas. Le genre défini par la littérature, je l'ai quasiment abandonné. Je pourrais le lire pour apprendre ou par goût. Mais je n'ai rien à apprendre, et le plaisir que l'on retire des livres est du genre à pouvoir être remplacé avec profit par ce que m'offre directement le contact avec la nature et l'observation de la vie. Je me trouve maintenant en pleine possession des lois fondamentales de l'art littéraire. Shakespeare ne peut plus m'apprendre à être subtil, ni Milton à être complet. Mon intellect a atteint une flexibilité et une projection telles qu'il me permet d'assumer n'importe quelle émotion que je souhaite ou de pénétrer aisément n'importe quel état d'esprit. Quant à ce pour quoi l'on lutte toujours, dans l'effort et l'angoisse, l'être complet, il n'y a aucun livre qui puisse servir. Cela ne signifie pas que j'ai secoué la tyrannie de l'art littéraire. Je l'accepte, mais simplement assujettie à moi-même. Il y a un livre qui m'accompagne toujours -- Les aventures de Pickwick. J'ai lu, à plusieurs reprises, les livres de M. W.W. Jacobs. Le déclin du roman policier a fermé, à tout jamais, une de mes portes d'accès à la littérature moderne. J'ai cessé de m'intéresser aux gens qui ne sont qu'intelligents -- Wells, Chesterton, Shaw. Les idées de ces gens-là sont celles qui viennent à l'esprit de beaucoup d'autres qui ne sont pas écrivains; la construction de leurs œuvres est de valeur entièrement négative. Il fut un temps où je ne lisais que pour l'utilité de la lecture, mais maintenant je comprends qu'il y a très peu de livres utiles, même ceux qui traitent de sujets techniques qui peuvent m'intéresser [...]. Tous mes livres sont là pour consultation. Je ne lis Shakespeare qu'en rapport avec le "Problème de Shakespeare"; le reste, je le sais déjà. J'ai découvert que la lecture est une forme servile du rêve. Si je dois rêver, pourquoi ne pas rêver mes propres rêves?"
Fernando Pessoa, notes personnelles, non datées. Traduction Léglise-Costa.
samedi 13 janvier 2018
Des idées et des hommes
Dans le monde de l'informatique, dont je suis issu, nous utilisons le travail fait par autrui sans jamais en attribuer les mérites à quelque auteur. En programmation, par exemple, nous utilisons des fonctions référencées au sein de bibliothèques, que nous incluons dans nos programmes. Ces fonctions n'ont pas d'auteur, personne ne se pose la question de savoir qui, le premier, a pu écrire cette fonction. Elle est là, remplissant une tâche, enrichissant le champ d'action des programmeurs, et chacun peut puiser dans ces ressources anonymes, chacun peut contribuer aussi à y déposer une nouvelle ressource, toujours de manière anonyme. Ainsi l'écriture d'un programme est une activité synchronique où l'érudition historique (avec tous les problèmes que peuvent poser l'adéquation supposée entre l'histoire telle qu'elle est relatée et le déroulement réel des faits) est inopérante et sans effet. C'est aussi une activité collaborative et ce de manière implicite, sans qu'il soit besoin de remercier à tout va, de flatter l'ego des uns et des autres et d'inclure des informations diachroniques anecdotiques et sans intérêt pour la tâche à effectuer. L'humanité est en colocation dans l'acte de programmer, chacun emprunte à tous les autres, et chacun rend au reste de la communauté. L'accord est tacite et sert non à entretenir - de manière illégitime à mon sens - des gloires et à produire des idoles, mais à oeuvrer pour l'avancement d'une aventure commune.
Penser ne devrait-il pas être un peu plus, par moments, à cette image?