mercredi 19 décembre 2018

Allez tous vous faire enculer 2

À ce stade de notre conversation, je dois vous faire une confidence: sans mes insomnies, nous n'en serions certainement pas là. Je vous aurais déjà quitté, comme j'ai quitté toutes choses - par ennui, crainte de boucher l'horizon des possibles, ou les deux. Mais voilà qu'une houle nocturne me ramène là, sur le rivage impudique de notre rencontre improbable. Peut-être aussi qu'une pointe de culpabilité m'a enjoint à donner corps à cet élan d'écrire qui me prit dans le lit, il y a quelques heures maintenant - c'est qu'auparavant j'ai tenté de l'apaiser dans la lecture puis la masturbation, avec le résultat que vous constatez: encore, je frappe à votre porte.

Tous les écrivains ne frappent-ils pas à la porte des lecteurs, exactement comme le font les patients avec leur psy? Ces lignes me servent de préambule, comme on s'assied sur le divan. Je rumine déjà ce que je vais vous raconter, mais plus le moment approche et moins je suis fixé. Je jette alors un coup d'oeil à la nuit sans étoiles, complice venue me réveiller par ses coups répétés et intermittents de pluie sur le velux. La nuit, par la fenêtre, est lisse et sans aspérité pour mon esprit qui veut s'échapper de lui-même, de l'espace confiné de cet ennui existentiel qui caractérise mes dernières années, et que ma liberté oisive éclaire d'une lueur sans égard.

La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, vous et moi, c'était du fait d'une situation similaire, seul le sentiment dans lequel je me débattais, ainsi que son réseau causal, étaient différents. Je fuyais alors l'écume insupportable d'un passé rance dans lequel mes pensées barbottaient minablement, sans m'avoir demandé mon avis. Je désertai l'insondable vide qui me rongeait sans cesse face aux souvenirs ou aux fictions fantasmées - et dont les causes échappent à la raison même - au sujet de celle que j'appelle, encore aujourd'hui, La Femme, personne avec qui j'ai passé environ cinq années de vie commune et presque six ans de relation de couple, si l'on veut bien prendre la peine de recoller les fragments d'une histoire éclatée.

Je savais pertinemment en commençant à m'épancher ce soir que la conversation tournerait autour de ce sujet. Parce qu'il est de toute évidence important pour moi, et peut-être plus souvent central que je ne le souhaiterais. Je vais toutefois m'efforcer d'en parler sans pleurer, rationnellement et avec tout le détachement dont un bon historien doit faire preuve.

Je me suis demandé il y a quelques minutes - et me demande encore - s'il me faut modifier les noms, les lieux et maints autres détails formels qui n'altèrent pas la fidélité du contenu narratif mais auraient cependant deux effets: d'une part celui de me dédouaner de toute accusation d'égocentrisme facilement lancée à l'auteur d'un récit autobiographique, et d'autre part de respecter le droit à l'anonymat et à la vie privée des personnes impliquées. Cela dit, j'hésite à le faire pour deux raisons: d'abord parce qu'il y a une grande hypocrisie, à mon sens, à prétendre qu'un récit n'est pas autobiographique. Il me semble au contraire qu'on ne peut exprimer que ce que l'on a en soi, ce qui agite l'intime, et ce même à travers les histoires les plus fantastiques. En outre n'y a-t-il pas deux types d'écriture? L'une consistant à passer un moment avec le lecteur, pour le plaisir de partager son âme et ses points de vue sur le monde; l'autre consistant à susciter un ou des sentiments à travers le récit d'une histoire inventée. Au fond, l'un et l'autre ne sont-ils pas une même forme d'écriture où se distingue d'une part la tendance à mettre l'accent sur le pôle communicationnel et d'autre part celle qui se concentre sur le pôle narratif?

Vilipender l'auteur autobiographique relève d'un parti pris sur l'art qui ne me concerne absolument plus aujourd'hui, à savoir que ce dernier devrait être le partage ou l'expression d'éléments (savoirs, convictions, émotions, etc.) suffisamment intimes pour êtres singuliers et authentiques, tout en étant assez éloignés du vécu personnel de l'auteur pour être universels et non égocentriques? Pourtant, tout personnage inventé ne pourrait-il pas être une véritable personne et inversement? Il me semble que dans le singulier se trouve toujours l'universel, no man is an island.

Bien que j'aime à inventer des mondes, je n'ai aucune envie de bâtir en bon artisan un univers factice où faire tenir mes idées personnelles, tout en les reniant captieusement par là même. Non, je vous parle vrai, cru, et je ne pense pas être ni plus ni moins intéressant que n'importe lequel d'entre vous. Ceci étant dit, je prends la décision, avec votre bénédiction je l'espère, de modifier certains éléments eu égard au respect des personnes impliquées, et bien qu'en dernier ressort je puisse bien raconter ce que bon me semble.

C'est marrant, plus je prévois de vous parler de la Femme, et moins je le fais, je repousse, j'ajourne, je brode une propédeutique censée mener à un acmé qui n'est qu'un fantasme. Peut-être au fond que je n'ai pas envie de parler d'elle... Peut-être qu'il me vaudrait mieux vous raconter comment j'en suis arrivé là, ici, maintenant, et comment je survis au coeur de la souffrance comme dans l'oeil du plus noir cyclone.

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