mardi 4 décembre 2018

Allez tous vous faire enculer

Je vais tout raconter, tout dire puisque je ne sais faire autrement. Pas que je sois incapable de me taire, oh non, mais dans mon désir d'écrire, je m'aperçois que je ne sais pas opérer selon les codes usuels, produire des textes répondant au format en vogue du roman. Je n'écris qu'une sorte de vague poésie philosophique et geignarde, la traduction littéraire de la souffrance d'être propre aux hommes de mon espèce.

J'avais de nombreux projets littéraires. J'avais même commencé à écrire un conte un peu fantastique mettant en scène une petite fille nommée Noor, ayant perdu sa grand-mère et cherchant à la retrouver parmi les étoiles. Ce conte devait, à travers des environnements et situations métaphoriques, produire le sentiment mélancolique du temps qui passe et défait les êtres et les choses. Je voulais y introduire le lecteur à la naissance de la lucidité, telle qu'elle se définit pour moi, sous la forme d'une intranquillité primordiale et permanente. Une sorte de décalage dans l'abstrait qui fait que chaque expérience est vécue à travers la conscience se représentant que tout n'est que représentation au sein d'un monde représenté et dont la seule substance est la permanence de l'impermanence des choses. En gros Noor devait apprendre à vivre avec la mort, dans un destin qui en est parsemé du début jusqu'à la fin. Tout regard qui tente de tout embrasser en même temps est voué à contempler sa propre fin, entre autres représentations métaphysiques abjectes qui savent bien produire la nausée, ou ce malaise passager qu'une obtrusion temporaire et délétère du troisième oeil peut résorber de manière éphémère (mais ne faisant alors que proroger l'irruption brutale de la clarté du regard retrouvée et son sillon laniaire).

J'avais ensuite en tête une grande saga de science-fiction dans laquelle on suivrait l'histoire de plusieurs protagonistes disséminés à travers le temps, mais tous reliés par le fait d'être des âmes-soeurs. Sans rien révéler du scénario, qui est encore incertain, je voulais montrer à travers cette immense fresque les multiples voies que pourrait emprunter une humanité sortant d'une crise sceptique. Je souhaitais que le récit suscite le sentiment que toute représentation épistémologique, voire purement idéologique du monde, comporte en elle-même sa cohérence. Pour le dire en langage mathématique, que tout théorème possède l'axiomatique qui le rend vrai. Le héros était censé faire triompher la richesse diapré d'un regard ouvert sur l'indéfini et considérer tout principe civilisationnel comme source d'une richesse irréductible mais non suffisante.

Je dois bien avoir d'autres projets dans le dédale de mes élans morts-nés que je n'évoquerai pas ici car la liste de ces foetus est bien trop longue et n'aurait probablement d'autre vertu que la redondance. Rassurez-vous, vous ne risquez pas de lire une de ces oeuvres. Elles sont des sentiments, entretissés en un réseau qui leur donne la densité des mots et des presque-histoires, mais je n'aurai probablement jamais l'envie de leur prêter la substance matérielle des choses mondaines. Je ne saurais dire pourquoi je n'en sens pas l'urgence ni le besoin. Toutes ces choses dans ma tête sont déjà là, existent pour moi? Peut-être que la vie m'a trop incliné à apprendre que les autres n'écoutent pas (pourquoi le feraient-ils?), et qu'il est vain souvent de vouloir s'exprimer. J'ai le goût des soliloques mais la pensée silencieuse est pour cela plus commode, et si le besoin de partager avec mes semblables mes visions d'outre-monde se fait sentir, il me paraît plus aisé d'user de ma parole en un dialogue vivant avec la personne visée.

Vous comprenez bien maintenant dans quelle situation je suis. Gros de mille intentions, d'innombrables oeuvres, je ne trouve aucune raison suffisante pour me pousser à les accoucher dans l'espace-temps physique. Mais alors pourquoi nous parles-tu de tout ça?! Bonne question. C'est parce que le travail (en tant qu'employé moderne, dans l'acception morne et étique qu'une économie capitaliste veut bien lui octroyer) m'étant intolérable, je me suis laissé dire que, peut-être, tenter d'être "artiste", du moins de vivre de l'art, pourrait constituer une alternative à l'aliénation susmentionnée... Et pour cela, pas le choix: il faut écrire... Certes j'ai plus d'une dizaine d'années de poésie qui dort, encodée sous forme binaire sur des couches d'oxyde de fer, de nickel et de cobalt, mais qui lit aujourd'hui de la poésie? À fortiori contemporaine... Il est donc nécessaire de lorgner du côté du roman, objet qui ne pourrait être plus éloigné dans son processus de fabrication de mes propres modes d'action. Je suis bien plus musicien qu'écrivain (rétribution/sanction immédiate à travers le jeu Vs lente abnégation de plusieurs mois). Alors pourquoi ne pas faire de la musique? C'est ce que je fais lorsque j'écris des poèmes, c'est aussi ce que je fais lorsque je compose des morceaux de guitare (pâles copies de ce qui gît dans ma tête et ne reflétant au final que les limitations techniques de mon savoir-faire instrumental). Mais afin de produire une musique suffisamment sophistiquée pour pouvoir être marchandée (du moins selon mon jugement puisque la médiocrité dont on nous abreuve en masse pourrait laisser la place à l'optimisme), il me faudrait travailler d'arrache-pied pour maîtriser un instrument. C'est impensable pour plusieurs raisons: d'abord parce que je serais ainsi limité à un seul instrument, or la musique que j'écoute en moi est le produit de tous les sons que j'ai pu récolter au cours de ma vie, ensuite parce que je n'envisage aucune dimension ludique à l'étude d'un instrument et qu'il me faudrait alors accepter l'idée d'accepter de me passer de toute rétribution immédiate pour me projeter dans un plaisir futur plus ou moins lointain, ce qui est incompatible avec le trait idiosyncrasique cité plus haut et associerait la composition musicale à cette même sorte d'artisanat que constitue la rédaction de romans...

On pourrait aborder l'option sport, puisque je suis très sportif, voie que j'avais d'ailleurs commencé à emprunter gentiment il y à peu près douze ans désormais. Mais là encore: trop de contraintes. La compétition et l'environnement qu'elle génère me débectent, la culte de la performance a remplacé la dimension artistique de l'activité en une sorte de taylorisme hideux qui enjoint le pratiquant à travailler plus que ne le ferait une machine... La nécessité de respecter des horaires et plus généralement une structuration stricte d'une temporalité qui par essence est relative (et donc subjective lorsqu'il s'agit d'un sujet tel que l'humain que je suis), me sont en outre une violence intolérable.

Bref, me voilà donc ici, au bout de cette virgule, et maintenant de celle-ci, à faire s'épancher ma conscience sous la forme de zéros et de un stockées sur des couches de cobalt, nickel et oxyde de fer. Je ne sais pas si la rédaction de ces ruminations peut rentrer dans le projet mentionné au tout début de mon histoire, mais il se trouve que quand bien même ce ne serait pas le cas, je me trouve ici, dans cet acte, au sein d'un bain ludique et sur une trajectoire où me pousse mon inertie, sans que jamais je n'ai à ressentir la désagréable sensation de faire un effort inutile. J'ai décidé de tout vous raconter. Avant de clore ce premier chapitre je m'interroge toutefois sur la suite à donner à ce dialogue avec tout le monde: faut-il que je retrace un peu le cheminement chronologique de ce dilemme auquel je suis confronté (et si oui jusqu'à quand remonter?) ou bien serait-il plus séant de suivre le courant, au fil de l'eau. Dans ce dernier cas cependant, vous n'auriez pas d'autre repère que la logorrhée intarissable de ce flux de conscience se déversant en mots sur vos rétines. Pouvoir donner un peu d'épaisseur au locuteur est toujours une bonne chose, cela permet de s'identifier, voire de s'attacher (peut-on s'attacher même dans la détestation?) au narrateur qui parle à la première personne. Mais je crains tout de même que vous raconter ma vie, du moins certains pans bien définis de celle-ci, ne paraisse un peu mégalo, voire ne trahisse un manque d'inspiration. Nous pouvons je crois éliminer dès à présent cette deuxième crainte, l'évocation précédente de mes projets de roman vous aura convaincu, j'en suis certain, de la prolixité de mon inspiration. Mais alors pire: il faudrait incriminer ma motivation, qui dès lors qu'il ne s'agirait pas de ne parler qu'exclusivement de ma petite personne, se trouverait impuissante et apostate... C'est vrai que j'ai du mal à fournir l'effort d'écriture s'il faut inventer des personnages (aussi inspiré de ma personne qu'ils le soient), un monde et une histoire. À vrai dire, pourquoi faudrait-il mettre en scène des personnages à travers des scénarios complexes pour faire passer des idées et sentiments qu'une simple confession pourrait transmettre? Peut-être parce que l'histoire a prouvé que ça marchait très bien, que les gens étaient ainsi moins rebutés par l'idée de prendre une leçon par un narrateur égocentrique, qu'en outre cela permettait une mise à distance où l'aspect symbolique de la métaphore permet de se faire le vecteur moins grossier d'idées et sentiments autrement banals et sans profondeur... C'est une réponse qui me convient. Mais moi, je souligne, j'ai envie d'essayer d'être aussi peu grossier qu'un roman, aussi parabolique qu'un conte merveilleux, et aussi peu égocentrique qu'un ego qui se dissèque sous la lumière crue et sans fard d'une opération clinique. Bref, je prends le pari risqué de vous captiver le temps de quelques heures, dans un dialogue avec moi-même où vous ne pourrez malheureusement pas prendre la parole, si ce n'est en votre for intérieur. Croyez pourtant dès à présent ma ferme et bonne volonté: je ferai tout pour que vous vous sentiez écoutés et pour que vous retrouviez, avant même de les avoir formulées pour vous, les objections et remarques qui pourraient vous trotter en tête.

Maintenant je vous le demande: avez-vous envie que je vous raconte comment le monde m'a baisé et pourquoi il est si important que je vous le raconte?

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