Affichage des articles dont le libellé est discours. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est discours. Afficher tous les articles

vendredi 12 janvier 2018

Où j'échoue

Pourquoi ai-je abandonné l'enseignement de la philosophie?

La réponse est à la fois simple et complexe, comme elles le sont toutes... Les humains aiment commencer par la fin, ou plutôt rester dans le milieu, entre deux causes, dans l'intermédiaire, loin de la fin et ignorant des origines. C'est ainsi que l'enseignement de la philosophie passe par l'ingurgitation forcée de contenus philosophiques, c'est à dire des objets théoriques qu'a construit jusqu'à présent cette discipline. Cette tâche tente d'incorporer en plus un semblant de genèse de ces objets, elle tente d'en révéler la manufacture, les rouages, c'est d'ailleurs la fierté dont se targuent les philosophes, ce qui les distingue du dogmatique, de la religion... Pourtant ce travail est rarement entrepris de manière rigoureuse et jamais jusqu'à son terme. Ce dernier état de fait n'est pas dommageable puisqu'il est le fondement de possibilité même du discours. Si la science s'attachait  à remonter à ses fondements et, les ayant trouvé, à en exhumer les fondements eux-mêmes, elles se perdrait dans les horizons sceptiques bien connus de la régression à l'infini, de l'arbitraire des axiomes etc. Alors pour la salubrité du discours, il est bon d'abstraire du flux causal indéfini des choses, des systèmes abstraits dans lesquels l'apprenti se plonge et qui constituent un monde dans sa totalité, du moins prétend-on que ce soit le cas. Dans certains contextes (celui des sciences dites dures par exemple) cela fonctionne, et le système clos que l'on a isolé semble être la fidèle reproduction d'une partie du monde, la sympathie universelle semble avoir ses limites, elle nous permet de l'ignorer.

Ainsi donc en possession de tous les objets de départ et des axiomes, il est possible de vérifier la vérité des énoncés et ainsi examiner à la loupe la cohérence logique des objets philosophiques ainsi formés. Etant parvenu à un degré de satisfaction suffisant ou pas, l'enseignant fait passer l'étudiant dans un autre monde - de manière abrupte et disruptive ou par continuité logique, chronologique, thématique et j'en passe - qu'il explorera dans ses relations à l'aide de la liste d'objets et de règles de base utilisée par le nouveau philosophe. Ce voyage peut durer presque indéfiniment puisque la liste des objets philosophiques ne cesse d'augmenter...

Mais ce qui m'a toujours semblé important à moi, et que j'ai peu retrouvé chez les autres, professeurs comme élèves, c'est la curiosité quant à cet ensemble qu'est la philosophie (constitué d'ensembles que sont les grandes théories - ou systèmes s'ils en sont -, eux-mêmes constitués d'objets et de règles, c'est à dire d'une axiomatique) et qui contient précisément tous ces objets théoriques . Ce qui est fascinant dans cet ensemble là (l'ensemble des ensembles - ou théories - philosophiques) ce n'est pas la liste indéfinie des objets qui peuvent y être contenus (autant énumérer et apprendre par coeur la suite des entiers naturels), mais les règles de base qui régissent les relations loisibles entre ces objets et fixent leur cadre de validité ou de vérité (pour employer un grand mot mais en lui rendant son contexte relatif). C'est à dire que ce qui fait réellement l'essence de la philosophie ne réside pas selon moi dans les multiples objets qui appartiennent à son domaine mais, comme en théorie des ensemble, dans la fonction - la forme pour employer du vocabulaire philosophique - qui définit précisément ce domaine; ce qui se tient donc entre les objets dans le voyage de l'étudiant, ce qui les lie entre eux. Vous pouvez vous acharner à dénombrer dans leur totalité chaque élément de l'ensemble des entiers naturels, vous n'y arriverez pas, la seule manière de le faire est d'utiliser la fonction ou la définition de cet ensemble, dans laquelle sont contenus en puissance, c'est à dire sans avoir besoin d'être actuellement instanciés, tous les éléments qui le constitue.

Plus passionnante encore est l'analyse de l'ensemble de tous les ensembles cognitifs (au sens de: qui concerne la connaissance) possibles, autrement dit l'étude des conditions de possibilité de tout ensemble, de tout système théorique constitutif de la science. C'est une entreprise vertigineuse et c'est celle qui m'a animé d'une violente ferveur durant tout mon cheminement philosophique, dans lequel je me suis senti souvent bien seul. Regardez combien d'ouvrages traitent du scepticisme (qui n'est rien d'autre que ce travail dont je parle ici) dans les rayons de bibliothèques (qu'elles soient numériques ou pas d'ailleurs). Comparez ce nombre d'ouvrages à la littérature secondaire au sujet du platonisme, de la phénoménologie, ou que sais-je encore...

Voilà où j'ai échoué, encore et toujours: à transmettre à mes interlocuteurs cette passion pour la recherche des fondements mêmes du discours vrai, de la possibilité de toute science. Quand je montrais l'espace entre les théories philosophiques, les autres gardaient le regard fixé sur ces théories. J'avais beau les chasser de théorie en théorie, ils ne s'arrêtaient jamais de sauter sur la matière des objets, je n'en ai jamais vu un seul se laisser flotter un peu dans le vide apparent qui constituait pourtant leur milieu ambiant...

Voilà pourquoi, peut-être, je n'essaierai plus d'enseigner ce qui m'anime tant et qui désintéresse les autres. De toute façon le travail est trop important, trop ardu, comment transmettre à autrui ce qui est perpétuellement source d'interrogation pour soi-même, ce qui met à mal toute tentative de constitution durable d'un socle d'idées qui pourraient être à l'abri du doute et du pouvoir érosif de ce que j'appelle la véritable raison philosophique?