vendredi 13 février 2015

La grande matrice

Je suis sans cesse fasciné par toutes les métamorphoses que le temps génère en moi; la capacité qu'il a à me faire passer d'un opposé à l'autre est absolument étonnante et m'apprend énormément sur moi-même, c'est à dire que je désapprend tout ce que j'avais cru fixé et que je fais l'expérience du vide comme d'un trait intime et positif.

J'étais auparavant allergique à la ville et à son grouillement, il m'est arrivé d'écrire des textes sur celle que je nomme "la grande mangeuse d'hommes", elle qui m'a longtemps broyé et digéré dans le chaos de son estomac. L'anonymat que peut générer la promiscuité d'un grand nombre de personnes m'était insupportable, j'ai fui vers la campagne et recherché la solitude, ou plutôt la compagnie des champs, des arbres et du silence.

Mais certains évènements ont détruit une certaine force, ou plutôt une propriété temporaire (est-ce là un pléonasme?) de ma personne que je croyais être une force, à savoir cette indépendance, ce besoin de rester seul avec le monde pour plonger au plus profond de moi, à l'abri du trouble que peuvent provoquer les autres sur la surface de l'esprit et du corps.

Aujourd'hui j'aime la ville comme on aimerait une forme de la nature. J'apprécie la possibilité permanente de se plonger dans le bain des autres et de leur présence, de côtoyer des coeurs brisés et des âmes boiteuses pour qui l'on se tiendra mutuellement lieu de béquilles. Marcher dans la ville, visage inconnu parmi les étrangers, c'est comme se tenir au centre d'une rencontre indéterminée: c'est à dire au plus près de la condition de possibilité de toutes les rencontres. Et véritablement tout est possible. Quelques regards qui se capturent suffisent à faire savoir que l'on n'est plus seul, deux abîmes s'observent brièvement et peuvent faire remonter à la conscience que les humains sont semblables sur bien des points et que nous partageons tellement de gestes en commun, de tournures d'esprit et de façons d'être.

La ville est la juxtaposition diaprée d'une somme immense de destins et de trajectoires diverses. Pour un solipsiste qui peut parfois étouffer en lui-même, la possibilité de sentir le coeur battant des autres tout autour de soi, celle d'imaginer les mille pensées qui préludent à mille regards, la sensation de tous ces corps avec leur chaleur et leur odeur propre est un véritable ravissement. Ici, en ville, je respire les autres comme ailleurs je respirais le parfum des fleurs et buvait leurs teintes.

Plus je rencontre de gens et plus j'ai d'amour pour mes semblables. Mon coeur se porte vers eux tous, vers nous tous qui livrons cette dure bataille que peut parfois être la vie. Je me souviens alors les paroles de Spinoza, disant qu'il n'y a rien de plus utile à l'homme qu'un autre homme, et je mesure toute la vérité (pardonnez-moi le terme) de cette affirmation.

J'ai été un homme tellement brisé que je n'aurais jamais pu survivre sans les autres. Combien de fois m'ont-ils ramassé, exténué et las, à un cheveux d'abandonner la course... Ce sont les autres, toujours, qui m'ont fait vivre jusqu'alors, je leur dois tout. J'inspire à chaque pas dans les rues où je croise un regard amical et souriant, ou lorsque je capture en mon filet le désir gracieux et appétissant d'une femme à l'allure féline. Il me suffit de pousser la porte d'un lieu convivial et de parler à l'inconnu pour traverser agréablement quelques heures supplémentaires de la vie. Alors je m'assois avec mes semblables et je lève mon verre à notre absurde et sublime fraternité face au destin.

Je suis avec les autres et j'aime avec la force du désespoir l'exception touchante de notre sort. Curieuse humanité qui dérive comme un bateau ivre sur un océan d'incertitude, curieux compagnons dont l'absence me serait bien plus atroce que toutes les morts possibles.

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