mardi 3 février 2015

Un nouveau-né au royaume d'Hadès

Une apocalypse se prépare, et c'est d'autant plus étrange qu'il me semble être le seul à percevoir cela.Peut-être alors ce sentiment ne serait que le fruit de mes divagations... Je ne sais parfois si ces choses là se trouvent dans l'air ou bien en moi, ou bien encore dans les deux, et pourquoi pas ni dans l'un ni dans l'autre.

J'aime le paysage des ruines car j'y reconnais là la marque certaine de la liberté. Je ressens une profonde sympathie pour les pierres mangées par la mousse et le temps, pour les murs écroulés et la calme brutalité de la nature qui dévore ce qui s'est un jour érigé. Comme un taureau dans l'arène d'une vie cruelle j'attends ma mise à mort, oscillant entre lassitude et rage.

Toute chose peut être paysage et toute chose devient ruine. La santé est un paysage qui de vertes forêts luxuriantes peut devenir plaine désertique et caillouteuse parsemée d'arbres étiques. Une situation peut tomber en ruine, tout état est une transition entre un état illusoire d'achèvement et un autre état tout autant illusoire de ruine.

Ce sont du moins mes illusions que je traverse et hante comme un écho lointain qui ne veut pas s'éteindre absolument. Quelle Terre le soleil éclairera dans des centaines de milliers d'années, quelles ruines se dresseront pitoyablement sur le globe, autrement dit quels royaumes en devenirs se dresseront lentement pour prendre leur tour et pousser leur propre pierre en haut de la colline?

Je vis à l'intérieur d'un moi qui s'effrite et j'ai longtemps cru que c'était la mort qui prendrait la place de cet espace inétendu que je fus. Aujourd'hui je ne sais plus: mort d'un moi et avènement d'un autre, de toute façon je ne me reconnaîtrai jamais dans toutes ces images, aussi vite que je fasse défiler les instantanés de mon existence, nulle animation n'en naîtra, je serai pour toujours l'habitant des interstices, ayant trouvé demeure entre les deux photos, précisément où il n'y a rien parce que ce lieu n'est nulle part.

Je rêve parfois de tomber, lors de mes déambulations, sur un livre qui n'aurait pas de couverture, un livre qui serait précisément mon histoire, écrite par l'éther et les mouvements célestes. Il me serait alors loisible de me cloîtrer dans une chambre, sans plus voir personne, sans plus jamais avoir à apparaître d'aucune manière, et je lirai alors avec curiosité, la fin de mon petit périple. Que j'aimerais ne plus avoir à vivre cette vie, à ne plus avoir à reconstituer une force nouvelle après le blitz de la lassitude. Mais je n'ai trouvé nul livre et je marche sans vraiment le chercher. J'évolue dans ce réel à jamais voilé et que je déchiffre par les signes qui me parviennent, filtrés par mes insignifiantes limites. Finalement, peut-être que je lis déjà ma vie, à chaque regard mélancolique jeté vers le ciel nocturne (comme si finalement, j'observais le bonheur qui fut jadis mien en ces espaces lointains), à chaque nuit d'insomnie qui s'apparente à la fermeture du livre, pour retrouver le réel à travers le sommeil qui ne vient pas. Je lis ma vie lorsque je regarde des yeux brillants et profonds de femme, lorsque je récolte en moi comme en une passoire le désir de l'autre que je ne peux ni ne veux retenir. Je lis peut-être déjà la vie lorsque mille univers me séparent du présent, lorsque chaque chose, jusqu'à la feuille qui chute de l'arbre n'est plus qu'un mot faisant signe vers moi-même et ce monstrueux noeud qui me tord l'existence. Les routes, les jours comme des ponctuations, la beauté des gens comme un conseil que je ne sais plus entendre, l'amour comme un style d'écriture qui me met mal à l'aise, comme une partition écrite selon un solfège oublié et enfui; l'avenir comme l'attente d'une banalité à venir, et l'impatiente attente du point final, celui qui mettrait fin à tous ces énoncés abscons.

Abscons car je lis en aveugle, même le braille du contact me laisse une sensation indéterminée et diffuse, unie comme un long ruban de soie dans lequel je ne découpe aucune forme. Tes cheveux fins et doux deviennent sous mes doigts de mort un souvenir que je ne peux retrouver, tes formes et tes odeurs sont pareils aux phrases d'un auteur érotique sans talent. Tout cela me fait signe mais je ne sais vers quoi, vers des vestiges anciens de ma vitalité qui sombre sous les sables, vers ma résignation et mon abandon qui recouvrent de tout leur poids les splendeurs englouties.

Au fond mon souhait est exaucé, je suis déjà dans mon lit de mort, lisant cette histoire, habitant cet univers de signes qui n'est que vacuité, ressac censé ramener le réel après lui et qui ne ramène rien. Mes meubles sont des bibliothèques et je lis même mes repas puisqu'ils n'ont rien de nourrissants, j'imagine que je mange, j'imagine que je vis. Je poursuis cette lecture avec un fond d'espoir croupi qui s'est logé dans mes tripes comme un parasite récalcitrant qui ne veut plus partir. Mais ce n'est pas l'espoir d'avoir terminé un bon bouquin afin de récolter des leçons pour le réel à venir, ce n'est pas l'espoir d'avoir été transformé afin d'être autre chose, peut-être quelque chose de plus dans le jeu de la vie; ce n'est que l'espoir rance et amer de voir peut-être enfin tout cela prendre sens une fois rangé sur un quelconque rayonnage de l'espace-temps, coincé dans le mille-feuilles d'une quelconque juxtaposition infinie de dimensions indicibles. C'est tout simplement l'espoir d'avoir été au moins une belle histoire pour quelqu'un, dans quelque non lieu, de préférence habitant d'attributs qui ne seraient ni la pensée ni l'étendue, de préférence un être aux formes transcendantales totalement différentes, et qui pourrait comprendre alors qui je suis, et le malaise d'être né dans un monde qui n'est pas d'une étoffe propre à le nourrir, tel un nouveau né au royaume d'Hadès.

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