mercredi 11 février 2015

Enième boucle

Je me demande parfois si tous ces paysages et ces personnes, si toutes ces discussions que j'entretiens sont fictives ou réelles... Après tout le seul accès que j'ai à lui est constitué par mes sensations bien subjectives, absolu des absolus que j'aimerais pouvoir reconnecter autrement que par des figurines ineptes et des palliatifs misérables. Je ne saurais jamais s'il m'est vraiment arrivé de visiter ces planètes lointaines, s'il m'est arrivé de tanguer au bord de ces trous noirs supermassifs, de voir la lumière engloutie dans un puits d'exception, avec le temps et tout le reste qui sombre dans le néant d'un même Tout, de manière asymptotique.

L'autre aussi ne sait rien de tout cela. Pour lui je suis un faisceau de sensations qu'une mémoire conserve par couches de sédimentation. Je le vois se débattre avec ces impressions qui le troublent sur sa surface, et il parle de moi avec ses mots et ses définitions, avec ses couleurs et ses rythmes, c'est à dire que jamais il ne parle de moi. Et nous ne nous comprenons jamais. Je suis à perpétuité un signe, je me signale maladroitement, gesticule un peu, résiste puis finis par abandonner la partie.

J'ai visité des recoins de l'univers que vous aimeriez sûrement connaître. Ah connaître, pourquoi encore ce mot, laissons là cette coquille... Je connais des lieux lointains que vous aimeriez sentir. Il est des respirations qui ouvrent vers d'infinis trous qui tous, sont un chemin vers d'autres mondes. Des inspirations qui gonflent des bulles, systèmes cohérents soutenus par leur propre loi, déséquilibre thermique à la durée éphémère, mais qui dans leur durée limitée font advenir univers et éternités sans origine ni âge. Il est des expirations dans lesquelles tout cela explose, créant mille autres micro-bulles qui sont autant de micro-univers infiniment grands de l'intérieur, perforés eux aussi d'infiniment petits en quantité à ce point infinie qu'ils n'ont même plus la place d'exister dans la bulle; et pourtant, ils existent...

Il y a dans des regards tellement de paradoxes et de contraires qui se regardent et s'attirent, qui se maintiennent à l'existence on ne sait comment. Je me maintiens bien en vie moi, petit système hypersensible, alors les grandes synergies peuvent bien valser, elles savent comment faire taire nos raisonnements, elles savent outrepasser nos limites, et faire que les hommes inventent alors des dieux.

Mais je prends des pensées qui sont aussi réelles que le réel lui-même qui les a produit. Ah, tiens! Je connais ce visage rencontré en ce lieu que l'on nomme les rêves, ce visage qui est la synthèse non-existante ici mais existante là-bas, en d'autres dimensions, de ces autres visages. Et je m'en vais ramener dans ce monde les conversations de là-bas, et je sourirai lorsque je les reconnaîtrai ici, car je verrai en cela la possibilité que tout ceci soit une immense farce et que mon programme ait parfois quelques sauts de ce genre.

Ils portent des gants de chirurgiens maintenant, comme pour manipuler nos frêles pantins sans les bénir, je les laisse faire et observe, espérant en secret qu'une de ces immenses mains viendra un jour m'emporter. Qu'on m'emmène donc faire un tour, je sais que vous nous regardez, je connais les pluriels qui parlent de vous, je sais quelques mensonges parce que je suis méfiant.

Avant-hier, hier, aujourd'hui, demain: flux itératif de l'exécution de ce jeu, anneaux attachés à d'autres anneaux et tenus par quel tyran au juste, qui va fouettant le néant de son être? Quel savant assemblage... Je suis admiratif. Cette liberté, point nodal de chaînes causales infinies, en nombres comme en longueur, entrecroisement absurde par lequel naît l'illusion la plus dure, celle du libre-arbitre. Fantôme de la conscience qui vient redoubler la vie comme un écho rectificateur, incarnant à l'heure actuelle l'outil évolutif le plus abouti que l'on connaisse. Mais nous ne savons rien...

Quelque chose s'est passé, un vase rempli depuis combien de temps au juste, qui se met à l'instant à déborder en moi, provoquant la chute de ces mots dans la terre sale des phénomènes. Mes mots sont des pensées déchues, des pensées indéterminées et pures violées par la matière et sa lourdeur. Mais de toute façon je n'en ai cure, ces mots, ce n'est pas moi qui les écrit, c'est le ciel voilà tout, ce sont les algorithmes de l'être qui chaque instant calculent un monde.

J'espère que tous ces moments de vie ne seront pas perdus et qu'un jour nous sauront lire les étoiles et chaque grain de poussière. Il faudra bien que l'homme apprenne à accéder à la mémoire infinie de la poussière... Ne serait-ce que pour visionner chaque instant de vie de chaque être vivant. Et l'on pourra me voir pathétique corps courbé sur un ordinateur, avec mon intérieur minable et les moyens d'accélérer mon temps propre, posés autour de moi. On pourra voir comment tous on couru jusque là-bas.

Là-bas c'est un endroit que je connais déjà, c'est l'attente qui n'en est pas une car elle n'a pas conscience et donc n'existe pas. Là-bas, c'est la puissance endormie dans le creux de ses propres bras encore impliqués et donc non-existant. Je me moque d'aller là-bas, comme je me moque de ceux qui rient ou ceux qui pleurent. Que chacun fasse ce qu'il veut je ne connais nul bien ni nul mal, mes sensations sont capables de confondre les deux sans aucun cas de conscience (même pas celle que je leur prête comme une traînée retardatrice et maladroite). J'aime tout le monde que voulez-vous, gens comme choses, celles qui vont dans le sens de mes jugements ridicules comme les autres. J'aime qu'on me rebrousse le poil, cela me rappelle que je ne suis qu'un locataire, cela me ramène à la subjectivité de mes sensations et à leur merveille sans autorité. Fragile et puissante existence, tu respires, comme toujours, d'un contraire à l'autre, créant par là un monde et un espace habitable.

Je parle pour ne rien dire pendant que d'autres pagaient pour moi... Pendant que je vis ma vie insouciante et clandestine, peut-être que d'immenses systèmes éloignés de moi par mille abstractions, surveillent de près le parcours déviant de mon curriculum vitae. Peut-être qu'on me tapera sur les doigts après tout, à la fin de tout ça. Je n'ai jamais vraiment déçu dans la vie à part récemment. Et comme je ne fais pas les choses à moitié, je décevrai les systèmes supérieurs, j'échouerai la vie et le devoir. De toute façon, si une telle chose abjecte existe vraiment, alors je dois échouer, ce sont les étoiles qui le disent, elles qui m'ont fait naître à une date et un lieu précis d'une galaxie tournoyante, pour que chavirent en moi toutes les valeurs et toutes les demeures, pour que je traverse le Styx comme un mauvais raz de marée.

Une fois arrivé au bout, j'agiterais encore un peu, pathétiquement, ma hargne et ma révolte, attendant qu'un dieu dédaigneux et fatigué de moi vienne marcher de ses soulier sur les quelques gouttes que je serai alors. Tout cela séchera dans un immense cycle, et tout sera bien ainsi...

Tout cela cessera et tout sera bien ainsi...

2 commentaires:

Antigone a dit…

D'un petit moi hypersensible naît parfois un univers de poésie.
Votre poésie me touche parce qu'elle ne renie pas sa propre lucidité.
Ce n'est pas échouer à la vie que d'être poète ou philosophe, ou bien un peu des deux, comme vous.
Bonne journée.

L'âme en chantier a dit…

Merci bien.