mercredi 4 février 2015

Brisure de symétrie

L'homme est un thésauriseur invétéré, il amasse les jugements comme autant de richesses censées lui apporter un avantage sur les autres, censées lui donner prise sur un réel fondamentalement forain et ananthropique. Combien de fois ai-je assisté au triste spectacle de mes semblables, luttant pour faire rentrer chaque objet dans une case bien déterminée: gens comme choses sont soumis à un arraisonnement incomplet et partiel. J'emploie le terme incomplet car il s'agit là d'une bien curieuse manière de se revendiquer de la raison et d'arborer bien haut son étendard quand on ignore visiblement tout d'elle. Sur la droite aux extrémités inexistantes, on prélève un segment dont les extrémités sont les axiomes. Quant à la légitimité de ces axiomes on gardera sagement le silence, respectant par là le principe wittgensteinien.

Toutes les pensées rationnelles qui ont tentées de dépasser la religion par le mépris en se réclamant de la raison sont d'élaborées auto-hypnoses. Quelle est la différence entre un discours absolutisant qui a prétention à dévoiler la vérité du réel et un discours qui se veut relatif et entrecroisé tout en plaquant d'un bout à l'autre de son existence des jugements absolus? On ne peut utiliser la raison sans lui donner un fondement irrationnel tout comme on ne peut faire produire à une fonction (ou une méthode) de résultat (de dérivation) sans la nourrir par une première valeur. Or qui peut prétendre connaître une seule valeur du réel, qui peut même être assez fou pour prétendre savoir si le réel s'embarrasse même d'une telle chose?

L'évidence est une des plus belles preuves du dogmatisme de ceux qui se revendiquent précisément anti-dogmatiques. La raison est capable d'avaler n'importe quelle évidence pour la brésiller au vent, pour en faire émerger la vacuité et l'arbitraire fondamental. Même les vérités les plus élémentaires sont balayées par la raison. J'en veux pour preuve ce principe de géométrie euclidienne pourtant admis par tous: deux droites parallèles ne se croisent jamais. Or ici aussi l'erreur dogmatique se cache sous les atours de l'évidence, car des géométries non euclidiennes montreront comme il est tout à fait possible de vivre dans un univers où deux droites parallèles se croisent en un (ou plusieurs) point de l'espace. Peut-être vivons-nous d'ailleurs dans un tel modèle.

Tout discours et par conséquent toute vérité proclamée ne prend sa validité que dans un contexte bien défini par des axiomes qui définissent le cadre de jeu. Ce cadre est précisément arbitraire. Qu'il relève de l'évidence logique ou bien de l'évidence sensible, aucune de ces chimères ne résiste au passage de la raison. En cela elle est une méthode semblable au temps: prenant des valeurs sur lesquelles elle s'applique et s'effectue. Impossible de dire si le travail de la raison est une construction ou une déconstruction, si elle unifie ou divise, car ces opérations n'existent qu'au sein d'un jugement circonscrit dans ses bornes contextuelles. Ce que l'un construit peut-être la déconstruction et la ruine d'un autre, et chaque jugement a besoin pour exister d'un terminus a quo purement arbitraire et d'une origine tout autant arbitraire.

En tant que méthode la raison est apte à créer toutes sortes de choses, toutes sortes de jugements et de phantasmes humains. Nous avons tenté d'unifier sans cesse le réel à partir d'un modèle rationnel propre à nous en donner les dynamiques, puis nous voilà maintenant pris des les filets de la division et de l'irréductible multiplicité. La science voyage et oscille entre unification et division, au gré des différentes directions vers lesquelles les hommes portent leur regard. Combien de physiques différentes et apparemment incompatibles seront nécessaire pour décrire la multi-réalité? Jusqu'à ce qu'un changement de regard amène une unité inespérée pour que par la suite, d'autres divisions éclatent, encore et encore.

Nous sommes des créateurs de monde et le malheur de l'homme c'est cette compétition qu'il s'impose avec ses semblables pour devenir voix unique, méthode universelle et absolue, seule source de vérité. Car au final la vérité c'est, me semble-t-il, toutes choses en ce monde, tout ce qui apparaît, est pensé, fabriqué, vu, entendu, etc. Tout ce que la méthode qu'est l'être, et probablement le temps, fait émerger est une vérité, le moindre jugement totalement dérisoire possède un contexte de vérité qui lui est propre. Et nous continuons à lutter pour la suprématie d'un monde: scientifiques, philosophes, religieux, etc., alors même que nous devrions pouvoir trouver l'unité de toutes nos diverses forces dans le fait même d'être des forces créatrices. Nous sommes pareils à des fonctions, des coquillages échoués sur le sable de la vie et qui, lorsqu'on les place contre l'oreille, chantent l'écho d'un réel à la fois distant et omniprésent, chacun selon sa tonalité propre, chacun exprimant à sa manière incomparable une vérité de ce qui est.

Je me gausse lorsque je vois les nouvelles théories scientifiques sur le multivers, envisager que peut-être tout existe, que chaque possible se réalise dans une infinité de dimensions comprenant elles-mêmes une infinité d'autres dimensions. Cela, la raison l'avait pensé bien avant, cela, la méthode prolifique de la raison l'avait élaboré, mis en mots, dans des traités philosophiques, dans des poèmes, dans des discussions qui se sont éteintes à mesure que le son des paroles se fondait dans le passé. Bien sûr que dans le Grand Tout, tout a certainement dû arriver, et arrivera encore et encore au sein d'univers fractals. Lorsque j'écris ces mots, à chaque oscillation atomique se déroule probablement une création d'univers parallèles ou imbriqués déclinant la somme de tous les possibles, et combien de moi existent alors lus ou non lus de combien de vous...

N'oublions pas que s'il existe quelque chose à voir, quelque chose que l'on appelle un monde, c'est à cause de cette brisure de symétrie totalement arbitraire et qui a, à un moment donné, fourni à la fonction de l'être une valeur propre à faire émerger le résultat toujours advenant d'un monde qui apparaît.

À tous ceux qui voient en moi le désespoir philosophique et la mort, je leur répondrai que ce qu'ils nomment mort n'est qu'une couleur de la vie. Je leur répondrai que j'ai déjà emprunté un autre point de vue d'où j'observe la construction de leur jugement, faisant émerger alors un nouveau tableau et un nouveau discours où ces catégories s'annulent, je leur répondrai que ma vie de nomade est certes douloureuse parfois, mais qu'elle me permet de sentir à chaque instant la vive brûlure de la source éternelle, qu'elle fait de moi certes un non-être, mais aussi une multitude d'êtres différents, qu'elle me prive de toute demeure, mais qu'elle fait de chaque instant et de chaque dimension une pièce de ma maison.

La seule chose éternelle et immuable que je peux concevoir, c'est la puissance pure dont nous sommes tous une incarnation. Chaque acte, chaque fait, chaque objet est pris dans le flux d'une histoire qui défait ce qu'elle a fait pour faire à nouveau. L'unification de tous ces divers se trouve précisément dans ce que nous partageons: notre fonction imaginative, notre fonction calculante, notre fonction sensible... L'absolu qui fait naître tout cela n'est quant à lui rien du tout, simple récursivité d'une fonction du chaos par laquelle émerge à chaque spin la nouveauté éclatante d'une brisure de symétrie.

Aucun commentaire: