vendredi 13 février 2015

L'homme du futur est un artiste

Lorsque j'entends des scientifiques reconnus et de haut niveau comparer leur pratique à celle des aèdes de l'antiquité, lorsque j'entends ces personnes comparer leur science à la poésie ou à la philosophie et réunir tous ces discours en une seule activité consistant à créer des mondes, alors un dangereux vent d'espoir souffle en mon coeur. Lorsque le scientifique aura effectivement reconnu que tous les discours sur le réel sont des lentilles braquées sur lui et qu'ils n'ont pas plus vocation qu'un poème ou qu'un mythe à en dévoiler la phantasmatique essence, alors le logos aura fait un pas en avant vers la libération de l'humain.

Toute l'histoire de la science est une suite de découvertes dirimantes, un chapelet d'erreurs que l'on amende petit à petit, créant toujours et encore d'autres modèles qui seront amenés à disparaître eux aussi. La science est une histoire, une aventure indéfinie le long du fleuve de la temporalité où chaque paysage traversé, chaque rivage, amène une information supplémentaire sur le monde traversé. Seulement le radeau de l'humanité est occupé par des hommes, toujours prisonniers de leur sensibilité, toujours rivés à un point de vue et toujours déjà pris dans le monde.

Je pense que le dernier homme de logos à convaincre, et celui qui sera le plus récalcitrant à admettre l'élasticité des chemins de la raison et la relativité de tout discours, sera le philosophe. Le philosophe est l'espèce la plus dogmatique qui soit, intolérante à toute remise en question, s'enfermant dans de soi-disant imprenables châteaux coupés du monde, empires dans l'empire, et faisant la guerre à tout ce qui voudrait briser la séparation ainsi effectuée, à tout ce qui voudrait reconnecter la certitude aveugle et close à l'Autre, à l'Altérité génératrice d'interrogation.

Toutefois, lorsque le philosophe aura admis le caractère performatif de son discours, lorsqu'il comprendra qu'il ne découvre rien mais invente et crée, dans ses fictions philosophiques, des cartes cohérentes d'un territoire inaccessible en son essence (peut-être précisément parce que d'essence il n'en existe), alors l'homme sera libéré de l'autorité et de la loi des paladins du logos. Enfin, toutes les formes de discours cesseront d'entrer en compétition les unes avec les autres pour renouer avec leur singularité propre et l'homme pourra devenir créateur.

Car que reste-t-il aux hommes une fois la quête d'une chimérique Vérité (en tant que discours apte à coïncider avec l'essence et la nature des choses) abolie? D'aucuns pourraient se trouver mal et errer dans le vide psalmodiant une incompréhensible litanie comme pour raviver le souvenir des royaumes guerriers, comme pour invoquer de nouveau ce sentiment de protection qui peut nous étreindre dans la servitude et dans l'adoration de la force. Mais je crois qu'au bout de cette errance se trouve enfin la constatation du caractère créatif de l'homme, la découverte de son pouvoir démiurgique et du fait que le réel est pour lui une pâte indéterminée qu'il lui est loisible de modeler à sa guise, matériau pure de ses rêves et de ses hautes aspirations.

Lorsque viendra ce moment où la science et la philosophie auront brûlé leurs ailes sur le soleil ardent de la réalité, lorsqu'elles retomberont en bas, avec les méprisés, les réprouvés à qui l'on jetait des miettes de savoir avec condescendance, alors l'homme du futur pourra enfin advenir. Chaque discours sera alors une source claire jaillissant du coeur même de la singularité de chaque être, et parlera d'universel parce qu'au fond de chaque subjectivité se tapie le fondement indéterminé de toutes choses, la condition de possibilité de tout étant. L'homme du futur est un artiste.

Je suis tellement las de lire des discours qui tous veulent capturer dans le filet des mots un réel objectif, qui tous veulent représenter quelque chose d'un en-soi, en étant si possible les premiers à le faire, afin d'avoir un nom que l'Histoire gardera... Je ne lis des philosophes que les états d'âme, que les détails de leur vie subjective, les lettres qui parlent plus du contexte de leur vie et de leur pensée, que du contenu même de leurs discours et échafaudages. C'est dans ce discours personnel et en apparence sans intérêt que je trouve la plus grande source d'information sur le réel, et plus je plonge au coeur de chaque homme, plus je plonge au coeur des hommes en leur ensemble, et plus je m'enfonce dans les profondeurs de la psyché, plus c'est le monde lui-même et le réel que je côtoie dans ces diverses manifestations.

Quant à la source, jamais je ne la contemplerai, mais j'assiste émerveillé à sa course mélodieuse qui traverse nos âmes, et je ne me lasse jamais du spectacle d'un geste ou de tout autre chose qui se fraye un chemin sur le devant des phénomènes, et qui me parle d'un ailleurs où tout est rien afin que chaque chose puisse devenir un jour.

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