mardi 8 janvier 2013

Dissertation

Le moment est tendu, l'attention se concentre sur le rectangle blanc mais les yeux sont fatigués alors la vue se brouille un peu. On a l'oeil qui bat, signe d'un manque de sommeil, maintenir les contours des objets sur lesquels notre regard se fixe est une lutte face à soi-même; ce soi qui souhaite tant se disperser dans le néant. On inspire fort, on se concentre sur la respiration, puis sur les autres sens, on se donne au présent par tous les moyens. On parcourt l'objet du regard, on tente de synthétiser ce qu'on vient de voir en parties distinctes, claires, et qui s'enchaînent de façon logique. On parvient à créer quelques blocs solides dans ce flux confus, puis on détourne le regard, tout s'enfonce lentement dans l'oubli. On reprend notre observation, et cette fois on tente de repérer une seconde fois les formes que l'on vient tout juste d'esquisser par notre intellection. À mesure que notre regard scrute d'autres parcelles de l'objet, les jalons que l'on avait posés se perdent dans la brume, se contredisent, évanescents fantômes; mais tant pis, on fait tout pour les maintenir solide et consistants, on les recrée à chaque instant, chaque moment est un surlignage de ces formes fragiles.

Puis vient le moment où l'on offre ses yeux au vague, à la confusion de l'inattention, on rentre en soi même pour y contempler les traces que la réalité y a déposée. On dessine à une vitesse ahurissante les contours de ces formes que sont les représentations mentales induites par l'objet observé. On lie plus solidement chaque forme avec l'autre en essayant tant bien que mal d'imprimer au tout une dynamique solidaire, on en éprouve les liens, chaque maillon doit être solide: chaque portion de l'objet doit être portée par ce mouvement. Mais la fatigue est là, qui nous contraint à repasser encore et encore sur les limites ainsi tracées, à emprunter le chemin sans cesse, jusqu'à que les formes mises en lumière demeurent dans l'esprit par un effet de rémanence. On se contemple soi-même, la part de soi qui s'est emparé de l'objet d'étude, formant ainsi cette entité hybride qu'il faudra désormais matérialiser pour qu'elle se réalise en acte, pour que la plus-value que nous apportons à la chose prenne pied dans l'existence du réel.

Parallèlement à ce frénétique va-et-vient de l'esprit entre les formes mentales qui sont le reflet interne de l'objet extérieur à nous, commence ce ballet incessant et minutieux du poignet qui s'agite. Par de subtiles mouvements contrôlés, le poignet imprime à la main qui lui fait suite un mouvement plus fort, centrifuge. Le fouet de la main trace dans l'air de fines arabesques et tient du bout des doigts cette curieuse tige qui semble se dissoudre lentement sur toutes les surfaces qu'elle caresse. Les muscles du dos de la main sont les plus sollicités, ils tressaillent d'impatience, voudraient épouser l'alacrité de l'esprit mais jamais n'y parviennent. Le corps ne pouvant rattraper son retard dérape, la danse manuelle perd de son harmonie et de son rythme, la machine s'enraye brièvement. C'est alors que l'esprit ralentit son débit, s'adapte à la lenteur de la matière et à son propre rythme de durée, lent, laborieux. Le curieux objet continue de perdre son âme sur les formes rectangulaires gisant sous sa pointe, il étale la vérité qu'on lui dicte, donne sa vie et sa substance pour cet acte de bravoure involontaire. La volonté est ailleurs qu'en lui, elle compose avec son poids mort, se nourrit de son sacrifice.

L'esprit réexaminant un à un les compartiments de cette locomotive qu'il a d'abord crée puis à laquelle il a transmis son mouvement, s'aperçoit, à mesure qu'il s'appesantit sur les détails, qu'il a laissé des zones d'ombres, sans contours et qui sont autant de gouffres vers tous les possibles. Il trébuche, tombe, et menace de sombrer totalement dans ces véritables pièges qui surgissent sous ses pas. Mais l'esprit s'accroche, reprend appuie sur ce qu'il a solidement délimité et s'attache à matérialiser une surface assurant la continuité entre ces zones ignorées, déchirées par le néant. Il fait d'abord le tour de l'abyme, lentement, puis recommence son tour plus rapidement, et encore, et encore, accélérant toujours plus, jusqu'à ce que sa vitesse soit telle qu'il se trouve partout autour simultanément, donnant ainsi de la substance à ce qui n'en avait pas, rongeant l'oubli, remplissant la vacuité d'une existence pleine. Il resserre peu à peu son cercle, la forme a repris son unité et sa plénitude, la voilà redevenue contenant hermétique, renfermant on ne sait quelle mystère mais un mystère tangible, avec des frontières.

L'opération se répétera alors, maintes fois, pendant plusieurs heures. L'esprit peinant à contenir son excitation, son désir d'explorer, souhaitant s'élargir, s'ouvrir à l'horizon mais contraint malgré tout par la volonté et l'attention de garder son cap, de polir son oeuvre sans s'en détourner. Le poignet n'en peut plus, et la main se fait douleur, les muscles parvenant de moins en moins facilement à se coordonner à l'esprit. L'effort se fait plus dur, et l'esprit doit redoubler d'énergie, accentuer sa pression sur tous les fronts, en lui-même et à l'extérieur, pour contraindre la matière et l'informer comme il se doit. Mais la main menace de s'effondrer, la voici qui brûle, les muscles tétanisés, à bout de souffle. Le grand ordonnateur lui accorde quelques secondes de répit, et en profite pour ralentir la cadence de son introspection. Il se braque vers l'ailleurs et l'autre, se met en roue libre; puis, soudainement reprend la course, éprouve d'abord les réserves du corps et s'aperçoit que la douleur est encore supportable; plus que quelques minutes...

Lorsque le bout de la chaîne est atteinte, que l'on a redonné vie à l'objet examiné, d'abord en soi-même, puis dans le monde sensible où on l'a métamorphosé, transfiguré, l'esprit ordonne au corps de retenir son souffle; le temps de scruter une dernière fois l'ordre des derniers filets du stylo. Il veut éprouver l'effet de sa chute, de sa conclusion, cette dernière phrase qui donne l'essence de l'objet étudié. Puis il laisse la carcasse expirer l'air trop longtemps contenu, comme on laisserait brouter un canasson après la cavalcade. Il lui donne quelques caresses, flatte son encolure, se retourne pour jauger du chemin parcouru, inquiet mais satisfait. Voilà, c'est fini, on vient de faire une dissertation.

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