dimanche 7 février 2010

GR4

Il y avait deux garçons, deux jeunes hommes: Adrien, c'est moi, et Amine, c'est mon ami d'enfance, mon compagnon sur la "voie", mon commensal pour déguster la vie. Il fallait qu'on parte tous les deux, il fallait qu'on partage un moment d'intimité à trois: la nature, lui et moi. Alors on s'est décidé: la troisième semaine d'Août 2009 sera celle du grand voyage; Celui où l'on part seuls, avec nos consciences. La destination? À vrai dire nous n'en avions pas vraiment, bien que le projet initial était de rallier Langogne depuis St Flour en suivant le fameux GR4.

Premier souci à l'heure du départ: la balance qui me situait à 82 Kg alors même que j'en pèse 65. J'imaginais mal ma conscience prendre 17 kg en quelques jours à peine. Non, c'était mon sac le fautif; Ma petite maison que je traînais sur mon dos tel un bernard l'hermite. Sans elle je désapprendrais vite à marcher: silhouette claudicante sur les hauts plateaux de la Lozère (mais cet épisode vient plus tard...). Amine lui s'était affublé de 12 kg de logis seulement, mais c'était pas mal quand même, ça suffisait à imprimer la trace des bretelles sur notre peau.

Nous avons pris le train à Limoges un Dimanche matin très tôt, je m'en souviens bien. On ne manquait de rien sinon de sommeil, parait-il que l'on s'en passe bien quand on est jeune... Dans ce cas là excusez les papys que nous sommes parce qu'on a lutté quand même pour ne pas sombrer dans les bras de cette catin qu'on nomme Morphée.

Heureusement qu'il y avait notre troisième compagnon de route, c'était une femme, Vénus parmi les vénus, belle à vous faire oublier que vous existez... Alors pensez bien que nous restions éveillé malgré tout, l'oeil fatigué mais hypnotisé par son charme débordant: la nature...

Elle, c'était un peu notre destination finale, notre ultime étape, mais on s'est vite rendu compte qu'il ne fallait pas aller bien loin pour la trouver; Elle était là un point c'est tout, elle dormait là un peu partout; En nous, autour, elle était nous, on venait d'elle.

Partis de Limoges pour arriver à Brive. Puis quittant Brive pour Aurillac, on parlait pas beaucoup, on se regardait, on était bien, ça suffisait. On avançait vers le bonheur, on y était déjà jusqu'à mi-cuisses.

Dans le car d'Aurillac à Neussargues, il y a cette vieille sorcière à l'air affable qui est venue s'asseoir à côté de moi. 1m50 de complexion heureuse et puis son charme de vieille bien à elle. Elle avait de la barbe, quelques poils blancs sur le menton qui lui allaient bien.

Au début j'étais gêné qu'on vienne ainsi me déranger dans mes rêveries solitaires; Puis je l'ai observé du coin de l'oeil, elle m'a attendri. Je lui ai souri puis on a discuté. Elle aussi était venue vivre un peu dans cette région où la nature, dit-on, est plus riante, est plus présente. J'ai bien vite compris que c'était elle notre mère à tous, qu'elle nous berçait du berceau à la tombe, qu'on sortait de ses entrailles pour y retourner.

Amine me regardait, il était bien, il était là. Un peu inquiet au début de ne pas trouver ce que l'on cherchait, puis vite rassuré, bien certain de ne pouvoir le rater. Il a le regard franc Amine, ça m'a marqué. Quand il vous regarde, on se sent sondé, on se sent petit, c'est parce qu'il a les yeux de la vérité, ceux qui ne portent pas de jugement. Dans ma culture, c'est tellement rare que j'ai mis bien du temps à l'accepter.

De Neussargues à St Flour, nous voyagions dans un petit van de la SNCF. On était juste nous, le conducteur et une fille qui avait son charme. On l'intriguait un peu, je l'ai regardé, elle était libre elle s'est lassée.

Avant de partir on s'est un peu dégourdi les jambes, les gendarmes ont fait leur ronde, j'ai plaisanté en disant que ça devait être peinard d'être flic ou gendarme dans la région. Le conducteur a souri, il était des nôtres, un gars gentil qui aimait sa terre. On a fini par partir à travers le paysage vallonné, entourés de collines verdoyantes jonchées de champs où paissent les vaches, paisibles; Nous on rêvait loin des usines.
Sur le chemin deux fermiers accompagnaient leurs bovins sur la route, on est resté derrière un petit moment, un peu amusés, un peu fascinés. Dans ces lieux là, tout est humain, on s'entraide plus qu'on ne s'entretue. Probablement parce qu'on sait ce qu'il en coûte d'être seul et qu'on a pas honte d'être ce qu'on est: des hommes tout simplement.

Nous avons bien fini par y arriver à St Flour, ville nichée sur son plateau, golem couché surveillant sa vallée. C'est là que les choses sérieuses commençaient. Amine était d'avis de pique-niquer hors de la ville, il voulait pas retarder d'une minute son immersion dans ce paradis vert qui nous regardait. J'étais plus terre à terre, un bon déjeuner c'était byzance et j'en rêvais. Ce que je voyais moi, c'était un bon resto avec des produits locaux, je voulais aussi qu'il découvre les joies culinaires qui ont bercées mon enfance. On s'est fait conseiller un petit estaminet par un commerçant du coin. Pour le rêve, c'était loupé, rien que l'accueil était raté. À croire que pour que les gens vous accepte,il faut être français. Pourtant Amine il avait le même amour qu'eux pour leur pays mais c'est pas ce qu'on leur disait devant leur télé... Mon pote, il l'a bien senti qu'il aiguisait les curiosités, mais le garçon a l'habitude et la compréhension bien plus large que tous les étriqués de la conscience; Ceux qui "sont nés pour mourir" comme il aime à le dire; Ceux qui sont nés pour grandir comme j'aime à le croire.

Voilà donc, un marocain et un sans terre au fin fond du Cantal, sur la terrasse d'un petit resto. La serveuse était belle, je suis tout de suite tombé amoureux de cette vénusté simple. Le genre de femme qui reste toujours un peu fille, un peu inconsciente et surtout libre, dés qu'on veut les mettre en cage elles s'envolent comme un oiseau. Ce genre là m'a toujours rendu fou, je n'aime que les entreprises impossibles, que les femmes qui veulent toujours plus que je n'ai à leur offrir... Au fond on est pareil elles et moi, ça doit être pour ça. Amine aussi l'a bien yeuté la gazelle, j'étais jaloux, je voulais la posséder.

Il fallait bien commander alors on a choisi une des spécialités: la truffade. On s'était bien foutu de notre gueule, on nous aurait servi la même à Paris, voire même à Rabat... Au moins, nous étions rempli comme des barriques et courageux comme des lions (la sieste en moins). Bien rassasiés et avinés, forts de 2 kg supplémentaire chacun, on a laissé nos pieds nous porter jusqu'au GR4, en demandant notre route à la gare. Au préalable on s'était changé en vrais baroudeurs, en vrais randonneurs, on en avait la dégaine en tout cas et ça nous grisait pas mal.

La randonnée a donc commencée en suivant le chemin du bout du monde... Ça ne s'invente pas, c'était marqué sur les panneaux. On s'y est aventurés, l'excitation au creux de la poitrine, nous avons fait connaissance avec le quatrième compagnon de route. Il était sans cesse vêtu de rouge et blanc pour qu'on le reconnaisse. Il attendait toujours devant nous: au détour d'un carrefour, sur une pierre ou sur l'écorce d'un arbre. Cette balise allait devenir notre meilleur ami, un ami aimant un peu trop jouer à cache-cache...

La première fois que nous avons quitté la route, c'était pour suivre un petit sentier de terre et de cailloux. Ça a commencé par une côte, histoire de nous mettre rapidement dans le bain. Les couleurs m'ont toujours frappées dans cette région: du vert émeraude des champs et prairies au bleu azur du ciel ensoleillé. Paysage aquarelle qui s'évanouit lorsqu'on tente de le retenir autrement que par une impression fugace. Nous traversions cette peinture comme deux fantômes qui prendraient consistance à chaque pas de plus vers l'oubli. Amine a pris quelques photos, c'était plus pour montrer à sa copine les décors oniriques que l'on aurait traversé. Tous les deux on avait bien compris que la vie n'était pas un produit, que les expériences ne tiraient pas leur vérité ni leur substance du fait de leur reproductibilité. La vie n'est pas une marchandise! Un point c'est tout! Les souvenirs sont faits pour être dans la tête, ils ne connaissent aucun autre format que l'humain, aucune cage.

Le premier village qu'on a traversé ne payait vraiment pas de mine mais on l'a habillé de toutes nos espérances alors c'est devenu beau; Il a fallu prendre des photos... Je me suis agenouillé devant l'église: premier cliché. Amine à côté du monument aux morts: second cliché. On a continué notre route. C'est là que les balises ont commencé à jouer à cache-cache et qu'on a eu quelques doutes... Je me souviens qu'on s'est demandé combien de bornes on parcourrait s'il fallait chercher toutes les 5 minutes notre chemin: avancer au hasard, rebrousser chemin, piétiner, maudire la fédération française de randonnées, puis finalement apercevoir notre compagnon de route et repartir à ses côtés, soulagés.

Au début il n'y avait rien de vraiment exceptionnel, c'est vraiment lorsqu'on a commencé à grimper sur les plateaux (peu avant Le Pirou) qu'on s'est senti récompensés. C'était un petit chemin typique de la région au milieu des champs et bordé d'arbres. Il y avait des Salers un peu partout, ça faisait des tâches brunes sur l'herbe verte.

Après le Pirou nous avons traversé un coin très glauque: petit chemin longeant une forêt sombre, un soleil qui fuyait face aux nuages gris et teintait la lumière d'inquiétants reflets d'ombre. Au détour d'un virage, juste avant de traverser une rivière pathétique: une ferme abandonnée, à moitie mangée par le feuillage. Nous nous imaginâmes la découvrir en pleine nuit, à la lueur d'un éclair. La petite lucarne aux contours effrités nous aurait révélé un visage squelettique: vision "blairwitchienne" aurait dit Amine. Ce qui est sûr c'est qu'on n'y aurait pas passé la nuit, même si nous sentions bien que ça l'aurait amusée, elle, de nous piéger ici. Après la petite rivière, c'était pire: on a dépassé une décharge remplie de bâches et de formes sales à moitié dissimulées sous le tapis de feuille morte, en contrebas du chemin. J'imaginais alors un tombeau de cadavres dévorés par les mouches, accumulés là par un fermier psychopathe... L'esprit du lieu nous jouait des tours...

Vous l'aurez bien compris, à cette heure nous n'avions plus vraiment la tête à gambader allègrement sur les chemins, d'autant plus que les gourdes se faisaient dangereusement vide. C'est marrant l'eau. Dés lors que l'on craint d'en manquer, elle se fait précieuse à nos yeux, bien plus que tout l'or du monde. Se rationner devient presque impossible et le manque vous pousse dans une soif frénétique, une soif inextinguible: le fait qu'elle puisse revenir la rend omniprésente. Fort heureusement, une ferme et trois maisons nous attendaient un peu plus loin sur la route. La route! La vraie, en bitume gris, langue de ciment démesurée. C'était bien la première fois depuis notre départ que l'on se réjouissait de sa présence. Nous étions arrivés à La Baraque. Là, une femme, la soixantaine, parlait avec deux hommes d'âge mûr; On s'est approchés et on a demandé poliment si on pouvait remplir nos gourdes. Nous devions vraiment faire pâle figure, éreintés, un peu refroidis par nos cauchemars forestiers. La femme est partie remplir nos gourdes, dés qu'elle est revenue, on s'est jeté dessus: c'était le luxe. On a remercié puis nous sommes repartis, lui, moi, et cette balise que nous suivions sur ses chemins, tels des rides sur le visage de la nature.

Nous ne sommes pas allés bien loin, la nuit grignottait les restes du jour, on est resté à portée d'ouïe du petit hameau, nous pouvions même voir la route d'où nous étions. Notre choix s'est porté sur un joli petit champ limitrophe à celui de vaches plutôt curieuses qui nous fixaient l'air ahuries. Il y en avait une qui meuglait plus que les autres, c'était étrange, on s'en est vite désinterressé. On a d'abord posé la tente près d'une petite allée de chênes. Il y avait plein d'araignées et d'autres bestioles inconnues sur le sol alors même que nos pieds n'aspiraient qu'à le fouler sans carcan aucun.

La tente fut bien vite montée: quand la technologie a du bon... Un tracteur passait au bord du champ, on l'entendait gronder. j'ai couru pour aller voir si ce n'était pas justement le propriétaire. Je m'étais mis torse-nu ainsi qu'Amine qui était resté près de le tente. J'arrive au bord du chemin juste au moment où le tracteur passait, 2 chiens couraient autour et aboyaient sur le monstre mécanique. Heureusement le conducteur a calmé ses 2 border collies, il a bien vu que je n'en menais pas large avec ma phobie des chiens. Le gars me regardait bizarrement, je pense qu'il nous a pris pour deux homosexuels... Je l'ai salué puis j'ai demandé si c'était bien lui le propriétaire et si on pouvait camper là pour la nuit. Il m'a répondu que le champ n'était pas à lui et qu'il connaissait le propriétaire: un type de la région qui habitait un peu plus loin. On pouvait rester là tant qu'on ne faisait pas de feu; Je l'ai rassuré sur ce point, il a encore un peu parlé puis on s'est quitté.

Je suis revenu à la tente et j'ai tout expliqué à Amine. Il y avait un petit bois au bout du champ et j'avais très envie de m'y ballader, on est parti l'explorer tous les deux. Il y avait des petits coins superbes où l'herbe pousse comme sur un tapis de mousse, c'est agréable à fouler, j'avais mis mes claquettes, c'était comme marcher sur des nuages.On s'est promené un peu mais on a vite aperçu une bâtisse pas bien loin alors on a rebroussé chemin. Pendant ce temps là, la beauté de l'herbe en lisière de ce petit bois nous avait fait tous les deux gamberger; À tel point qu'Amine a dit: "on peut déplacer la tente ici..." et moi fainéant: "Oh non, on va pas s'emmerder à la remonter...". Amine qui possède certainement un sens pratique plus développé que le mien (ce qui entre nous n'est pas bien difficile), m'a expliqué qu'on pouvait très bien la soulever jusqu'ici sans la démonter. Ca m'a tout de suite séduit alors après quelques secondes d'hésitation, on s'est exécuté. On avait trouvé notre coin pour la nuit.

C'est alors que nos estomacs nous ont rappelés leur existence et à vrai dire on était assez réceptifs à ce genre de plainte. J'ai sorti le pain, le saucisson et les petites salades en conserve que l'on avait acheté à St Flour. On a mangé ça à l'aide de nos sporks (cuillers-fourchettes-couteaux tout en un) achetées au vieux campeur à Limoges. Plus que mangé, on a dégusté, car entre temps la nature nous avait fait comprendre que les choses simples sont les plus précieuses en tout point. Nous en tout cas y attachions de l'importance et l'on se sentait bien.

Après le temps du repas, c'était le temps du sommeil, sur un autre rythme, celui du repos. C'est alors qu'on est rentré dans la tente, on s'est changé puis on est rentré dans nos duvets trop chauds. D'abord on s'est très vite rendu compte qu'on se gênait côte à côte, et puis toujours la chaleur. On sentait notre peau se coller au duvet, on se sentait poisseux comme des poissons sur leur étalage. On a tenté la position tête bêche, il y avait déjà moins de proximité, on était un peu mieux bien qu'il fasse toujours chaud.

On a mis du temps pour s'endormir et pourtant trop fatigués pour la discussion. Notre nuit fut composée de courts instants de sommeil ponctués de longue plages de somnolence, c'était fatiguant à force.

Je me suis réveillé vers 4h du matin et je suis sorti pour aller pisser, c'était mon heure. C'est alors que j'ai bien vite oublié cette mauvaise nuit, voyant le ciel étoilé j'ai cru mon coeur s'arrêter. C'est fou qu'un acte aussi terre à terre et si dérangeant ait pu m'amener à contempler spectacle aussi exquis, un des points culminants de ce voyage. Le ciel était tâché d'une myriade d'étoiles dont la densité variait pour former par endroits de véritables plages célestes où les grains de sables seraient un feu ardent et coruscant sur fond de ténèbres bleu espace. On aurait dit comme des poussières d'éclats qu'on aurait jeté ça et là sur la nuit pour qu'elle s'illumine de cet air aquarelle, de ce style insensé. Dieu que la nuit est majestueuse à contempler, loin de la lumière des villes. Tellement stupéfiant ce paysage s'affichant, là, en toute simplicité, entre les cimes des connifères environnants, comme si le ciel découpait la nature pour offrir une tranche d'univers sidéral. On croit observer une photo retouchée et pourtant c'est bien réel, la plus pure expression de l'harmonie naturelle, de sa beauté irrationnelle. Mon coeur en bat encore et je regrette de n'être resté planté là, face à l'infini, qu'une petite minute, béatitude abrégée par le froid, et par la peur aussi, un peu, d'être dehors au milieu de ces bois nocturnes.

Je suis rentré dans la tente tout fébrile, me suis allongé sous le duvet, cette fois la chaleur était la bienvenue, puis j'ai appelé doucement:
-"Amine...Amine, tu dors?"
-"Non...Qu'est-ce qu'y a?"
-"Je suis sorti pour aller pisser et tu deveniras jamais ce que j'ai vu."
-"Quoi?"
-"La plus belle chose au monde, le ciel comme on le voit jamais, tu devrais aller voir par toi-même..."
Amine est sorti, il a tout de suite compris, la nuit nous avait consolé de l'absence du sommeil, elle avait pansé nos âmes.

Puis finalement, est arrivé le jour, on s'est réveillé, fatigués mais heureux, les premières chaleurs se faisant sentir, il était presque 10 heures et il était temps pour nous, temps de reprendre la route.

On est sorti de la tente s'étirer un peu, profiter du cadre. Petit déjeuner, rapide comme la toilette, et on a tout remballé dans nos sacs à dos. Les premiers pas font mal puis tout devient automatique, nous rejoignons le chemin. On est passé devant le champ où il y avait la vache folle, elle hurla à la mort en notre direction dés qu'elle nous vît, comme pour signifier son mécontentement face à notre intrusion dans un territoire qu'elle domine. On aurait dit un taureau parmi ses femelles, ou plutôt une reine folle parmi les odalisques. Elle s'est approchée en meuglant l'air menaçant, tous les yeux du champs s'étaient braqués sur nous, la tension était palpable. On s'est très vite sentis mal à l'aide, du coup on a repris la route cahin-cahan avec nos immeubles sur le dos, il faisait beau.

On cheminait entre forêts et champs, toujours suivant notre balise rouge et blanche. On recroisait la route parfois, il fallait même la suivre bien que cela soit déplaisant. De toute façon dans ces contrées les routes étaient bien peu usitées: quelques voitures, des tracteurs et c'est bien tout. On faisait une petite pause parfois, sur un vieux tronc couché et on en profitait pour discuter. On marchait certes, mais on avançait aussi sur notre voie spirituelle, réalisant le vieux rêve greco-antique d'accorder esprit et action.

Bientôt nous traversames une voie ferrée, et juste après: plus de balise, on était perdu. On a tourné en rond un petit moment, environ une demi-heure avant de se décider à arrêter une voiture pour se renseigner. Fort heureusement pour nous, une dame nous a indiqué un chemin que l'on pouvait apercevoir de là où nous étions. On l'a remercié, puis on s'est dirigé à sa rencontre. Avec soulagement nous aperçumes notre chère balise. À ce moment, l'agacement d'avoir perdu du temps et la douleur infligée par le sac m'ont momentanément abattu. Il a fallu que je m'assois un peu et que je me plaigne beaucoup avant qu'on puisse reprendre la route. J'ai placé un morceau de tissu replié sous la bretelle gauche du sac à dos, ça aidait un peu.

Le chemin qu'on suivait s'était un peu rétréci, on passait dans des forêts assez basses, les herbes recouvraient la voie. On fut donc bien étonné de dépasser une voiture arrêtée en plein milieu. Il y a 2 jeunes hommes qui sont sortis de derrière la voiture à notre approche, il avaient l'air un peu gênés, les hypothèses allaient bon train entre Amine et moi. Bref on a continué, toujours jusqu'à arriver dans un petit hameau de 3 maisons. Les gourdes étaient déjà presque vides, le soleil tapait bien fort, il nous fallait opérer un petit ravitaillement avant de poursuivre plus loin. On s'est approché d'une des maisons et on a frappé à la porte. C'était une belle maison en pierres anciennes planté au milieu de l'herbe. Un homme à l'air avenant est venu vers nous et on lui a expliqué notre situation, nous avions besoin d'eau. Il avait l'habitude de voir des randonneurs, aussi a-t-il accédé à note requête avec enthousiasme en nous expliquant que c'était sa maison de vacances. C'était un corse qui était tombé amoureux de la région. Après avoir discuté un peu plus, nous sommes repartis à la poursuite de notre 4ème compagnon, toujours nous précédant. On arrivait sur un chemin en pente jonché de gros cailloux et rochers qui affleuraient à la surface. Il fallait être prudent, et la marche demandait des efforts. La frondaison formait une arche au-dessus de nos têtes. On pouvait voir les rayons du soleil qui filtraient à travers les feuilles et qui tombaient sur le sol comme les fils d'une harpe dorée.

Cette pente rocailleuse était bien plus fatiguante que toutes les cotes que nous avions grimpé jusqu'à présent. Les sac à dos imposaient leur poids contre nos efforts pour ne pas devoir courir, les muscles des jambes me tiraillaient de plus en plus. On entendait de plus en plus un bourdonnement incessant qui semblait émaner de toute la forêt elle-même. Lorsque nous passâmes à côté d'un champ où broutaient quelques chevaux, nous comprimes l'origine de ce sinistre bruit. Des centaines et des centaines de mouches s'affairaient sur et autour des chevaux qui parfois agitaient vainement, résignés, leur queue pour balayer les intrus pugnaces. Les mouches faisaient résonner la forêt, et la chaleur semblait les exciter.

Nous arrivâmes finalement en bas du chemin, une rivière presque à sec coupait en deux un champ innocupé. Là un panneau indiquait une auberge: "La maison d'Elisa". Il était midi passé, ce devait être un signe du destin. Nous traversâmes les chaussures dans l'eau pour faire face à une interminable cote raide comme une piste noire. Nous nous engageames sur la route courageusement. Je me mis dans l'état d'esprit "endurance": ne pas penser à la fin de l'effort, trouver un rythme régulier que je puisse garder presque indéfiniment. Amine lui avait opté pour une autre technique et grimpait le plus vite possible pour atteindre le sommet. On ne se parlait pas beaucoup durant l'escalade, je fixais Amine au loin devant moi et je me sentais bien dans l'effort à transpirer à grosses gouttes, je me concentrais sur mon pas.

Une fois en haut, nous débouchâmes sur un petit hameau surplombant la vallée, nous fîmes une petite pause pour reprendre notre souffle, et l'eau que l'effort nous avait volé. L'endroit était beau, image type de la france rurale: une dizaine de maisons en pierres puis une route sortant du village entre les champs et bordée de frênes. Nous la prîmes, elle était jonchée de bouses de vache et dieu que j'aimais cette odeur tout droit sortie de mon enfance. Je me sentais plus poisseux qu'un hareng, il fallait absolument que je me douche avant de manger. Après 500 mètres de marche, nous arrivâmes dans un gros virage bordée par une végétation dense qui devait certainement son existence à une source que nous entendions couler faiblement le long de la route. En contrebas, il y avait une grosse citerne d'où débordait une eau limpide qui était acheminée via un tuyau en caoutchouc noir plongé dans la citerne. L'eau paraissait fraîche, et si pure. C'était décidé, je prendrais ma douche ici. Amine était plus hésitant quant à la qualité de l'eau, de mon côté je me doutais qu'elle devait être extraite de la source que nous avions perçue tout au long du chemin. Je déballais mes affaires: savon, serviette et vêtements de rechange. J'enlevai mes vêtements et me mis sous la citerne: l'eau était glacial, cela me fit un bien fou. Une fois l'opération finie, Amine s'est laissé tenter aussi pendant que je me rhabillais. Nous étions prêts: propres, raffraichis et réveillés pour nous rendre à l'auberge. Nous reprîmes la route et nous débouchâmes rapidement sur un hameau puis, quelques maisons plus loin, sur l'auberge.

Là-bas, des randonneurs prenaient déjà leur repas en terrasse, ils nous saluèrent. Nous entrâmes dans la maison, c'était une de ces maisons paysannes de l'Auvergne, avec ses grands cantous, aménagée en bar-restaurant. L'auberge pouvait accueillir tout au plus une dizaine de tablées, nous prîmes place à l'intérieur, près de la fenêtre, humant les odeurs de cuisines à l'ancienne qui nous ouvraient l'appétit. On aurait tout aussi bien pu être chez ma grand-mère tellement le lieu était familial. J'avais vue sur la cuisine où une vieille dame s'affairait aux fournaux. Le serveur vint nous voir, ce devait être le fils de la cuisinière, il nous décrivit le menu unique. La pintade à la sauce à la crème de girolles m'emmena dans un doux rêve éveillé.

Amine me faisait face, on était bien, tout frais de notre douche sauvage et ennivrés par l'épuisement. Le garçon nous amena quelques apéritifs: des olives à l'eau de vie. Quand Amine en mit une dans sa bouche, je vis son visage s'éclairer et prendre une expression complice: la cerise devait lui parler. Il me dit de goûter sans plus attendre, ce que je fis et alors je compris, je compris ce qu'il ressentait. Jamais nous n'avions goûté de mets aussi délicats que celui-là: une subtilité inégalable, une cascade de saveurs se succédant, chacune s'harmonisant parfaitement avec la précédente et la suivante dans une mélodie gustative d'une justesse inouïe.

Le repas commencait plutôt bien. Dans l'auberge, mis à part nous, seule une autre table était occupée: par des retraités de la région certainement qui discutaient de choses banales, de celles qu'on entend dans les campagnes, de celles qui vous rassurent et vous bercent. Personne ne faisait attention à nous, et on se sentait diablement bien.

Le repas était un havre de paix au milieu de l'effort. On aurait dit qu'à force d'avoir marché, nous avions atteint la maison d'anges isolés entre la Terre et le paradis. On est sorti de là comme d'un rêve, un peu hagards, un peu à contre coeur.

On a repris la route le ventre lourd mais bien heureux. On approchait d'un petit village et notre prochaine escale s'affichait sur les panneaux: Le Malzieu Ville. Ce nom restera à jamais en surbrillance dans la planisphère de mon âme.

Il faisait terriblement chaud et il y avait une petite fontaine dans le village, sur une place où une famille jouait à la pétanque. Les gens saluent tout le temps les voyageurs. Peut-être parce qu'ils n'ont pas honte d'être humains si personne ne le répète, si ça s'oublie rapidement, je ne sais pas. On a bu un peu puis on est reparti.

Il y avait une fille au balcon de sa maison qui nous regardait passer, elle a souri et nous a dit bonjour. Elle était belle, on était beaux aussi certainement... J'ai toujours aimé laisser les choses à l'état de possibilité avec les femmes: ça m'évite de tout gâcher et je me sens tellement libre.

Au sortir du village, on a emprunté ce joli chemin en terre qui montait. Il y avait quelques arbres et des champs avec des herbes dorées ondulant sous la caresse du vent. On aurait dit la chevelure d'une femme du nord, de ces fils séraphiques qui font écho au soleil. On discutait, on riait, on se taquinait. La fatigue nous rendait un peu idiots et on remontait en enfance.

Au bout d'un moment, le sentier s'enfonça dans la forêt, c'était un total changement d'atmosphère. L'air était humide et on entendait l'eau couler autour de nous. Nous savions qu'il y avait une rivère en bas, Amine rêvait d'aller s'y baigner. Le problème c'est qu'on était complètement crevé et que notre chemin ne cessait de s'en éloigner. Finalement il a bien fallu se résigner à coller aux basques de notre ami GR. Il a fallu grimper encore, sur des chemins escarpés, puis enfin on est arrivé tout en haut, à Saint Pierre le vieux.

On en a pris plein les yeux là-bas, assis sur le rebord du monde, on pouvoit voir le Malzieu Ville en contrebas et toute une étendue de paysage superbe, vallonné, sauvage. La rivière creusait son lit sinueux en dessous. C'était le silence parfait, il n'y avait que nous et le soleil. Et ce rapace aussi qui planait haut, tellement haut qu'il semblait une mouche sur l'océan du ciel. On n'avait rien à dire dans un endroit pareil, il fallait juste vivre.

On est resté tous les deux sur ce petit plateau au bout du monde. On a laissé le lieu nous intégrer petit à petit à sa beauté, à sa réalité brut. On regardait Le Malzieu Ville en contrebas et hésitions à redescendre parmi les hommes.

Au bout d'un moment, Amine et moi nous prîmes nos jambes et nos sac à dos et l'on se mit à marcher, à descendre sereins vers la petite ville. Ce voyage n'aurait jamais de fin, il nous emmènerait jusqu'au bout de nos vies, et nos deux coeurs qui battaient à l'unisson, nos pas qui rythmaient ce silence de la nature, racontaient une histoire à nos esprits: celle de la liberté qu'un jour les hommes ont prise à jamais.

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