mardi 7 octobre 2014

Le faire aussi

Ils ont vécu et sont passé sur la Terre un peu trop tôt pour moi; il ne me reste aujourd'hui que leurs pas.
Ils sont une poignée, quelques  hurluberlus qui se dressent sur l'époque.
Ils ont laissé des mots qui annonçaient mon désespoir, ont peint des images qui figuraient ma solitude.
De quelques miettes de faits, d'un faisceau d'objets inertes qu'il faut ramasser, je construis leur présence.
Je n'ai que les ombres à qui parler, et ce sont toujours elles qui s'expriment.
Je ne peut m'adresser qu'aux ombres futures et à quelques percées du présent que le hasard m'offre.
Ils sont nés et ils sont morts.
Entre les deux ils ont créé un monde que j'arpente encore.
Je mets parfois mes pas dans les leurs, j'imagine alors un même sentiment nous animer.
Je découvre aux détours de ma route des échos de leurs voix emprisonnés dans l'espace muet.
Le temps habite encore certains endroits, et je lui prête mon rythme pour qu'il existe une nouvelle fois.
Ils ont parlé, ce n'était pas de l'égoïsme.
Ils ont parlé pour que des hommes comme moi s'emparent de leurs paroles et s'en fassent un manteau que je porte l'hiver aussi bien que l'été.
Le monde est une phrase qu'ils ont écrite et que je continue à mon tour.
Il me reste quelques noms accrochés à des destins.
Des chronologies absconses, et quelques poèmes à interpréter.
Je chasse leur sillon subtil dans le tissu des Moires, ma vie s'inspire de leurs couleurs.
Pessoa: mort; Valéry: mort; Supervielle: mort; Montherlant: mort; Spinoza: mort...
Je vis avec des noms pour amis, j'honore leurs oeuvres qui sont comme les traces d'une même pensée.
Si je ne vous avais pas, je croirais être rien, tout juste une dissonance incongrue dans la symphonie du temps.
Mais je vous lis, je vous écoute, et je transporte par ces reliques votre bruissement subtil qui s'empare de mon coeur.
Il reste mon vivant pour invoquer le vôtre, ainsi se transporte la mémoire de votre esprit.
Je suis la machine qui exécute et déchiffre votre code, ce même langage que nous partageons, ce langage aux effets si magiques.
Si je marche seul aujourd'hui, j'ai des incantations plein la caboche et qui s'agitent dans l'arrière-boutique.
Si je suis seul, je vous cherche dans la mémoire minérale du monde.
Et je vous trouve, vous êtes passé là, sur le dos cabossé de la Terre, sur le ventre agité de la vie.
Je devrais pouvoir le faire aussi.

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