jeudi 23 octobre 2014

Fruits pourris

J'ai la conscience bien ancrée désormais que l'humanité ne retiendra de ses enfants que les fruits pourris, ceux qui, étouffés par l'infatuité, placent une énergie considérable dans la réussite sociale et le fait d'obtenir la reconnaissance du plus grand nombre de personnes possible. Ce sont eux dont parle l'histoire trop souvent: artistes dont le mérite et le talent n'auront été que de savoir se mettre en avant, être au "bon" endroit au "bon" moment, philosophes confondant une opinion plus ou moins construite avec la vérité, point de vue de tous les points de vue, hommes politiques au désir insatiable de domination, usant de toutes les ruses (allant même jusqu'à la douceur) pour imposer leurs idéaux à l'ensemble de leurs concitoyens. L'humanité des livres et de l'histoire me déçoit profondément et je suis encore plus déçu par le fait que la quasi totalité de mes concitoyens ne mesure sa propre valeur ainsi que celle de toutes choses que par le prisme de ce modèle disgracieux. Je regrette d'ailleurs tout simplement que l'on puisse parler de mesure de la valeur d'un individu...

J'aimerais tant lire l'histoire de l'humanité qui n'a pas été écrite, l'histoire qui reste prisonnière de l'impermanence, celle qui s'est faite sans éclat, sans violence, sans cet animal désir de supériorité sur autrui. Combien de trésors à l'humble mais profonde lueur ont coulés dans la tête d'anonymes humains, combien d'idées révolutionnaires et sublimes, combien d'amour s'est tari avec la source d'une âme humaine ignorée? Je vis aujourd'hui dans un monde inversé: je ne regarde pas la télévision, je ne m'intéresse pas à la politique, je ne bois pas la coupe de la culture classique. Toutes ces valeurs censées constituer la quintessence de la société humaine me sont indifférentes, elles représentent à mes yeux la vulgaire nécessité de paraître, puis d'exister par la soumission d'autrui. Les intellectuels de mon temps ne sont pour moi que d'habiles pantins manipulés par la soif de gloire, ils sont rusés, certes, et ont la tête bien remplie, mais ils sont pareils à des enfants obèses, incapables de faire usage de leur graisse, incapable de la transformer en muscle: ils traînent une altérité incomprise et de façade, telle une exposition perpétuelle qui les cloue au même trottoir comme les catins qu'ils sont. Les artistes sont de médiocres enfants animés par le rêve de la rock-star, ils pondent leurs oeuvres comme des poules de batterie, à intervalles réguliers et imposés, ils pondent du calibré, du prêt-à-aimer, ils ne sont que les instruments qui secrètent machinalement le goût de l'époque. Quant à la culture, celle de tous temps, elle m'apparaît comme la cristallisation de croyances et de fictions d'individus à qui on a prêté une importance arbitraire, elle n'est d'aucune utilité si ce n'est pour briller, pour parsemer les écrits de quelques démonstrations de sa bonne éducation, comme il m'arrive de le faire un peu trop souvent.

Personnellement, j'admire l'homme de la rue, j'admire tous les passants croisés au hasard et dont la tête est un monde mystérieux. J'admire internet qui permet à toute personne de mettre facilement au monde quelque chose qui sera accessible à tous. Le numérique est une forme d'extériorisation de l'intériorité, sans l'étalage grossier du marketing, sans la dépense énorme d'énergie que représente la volonté d'être vu dans une société où les goûts sont normalisés à l'extrême, sans la soumission à la norme nécessaire pour faire de toute singularité le générique supplémentaire d'une même molécule du goût.

Mais ne vous méprenez pas, je suis moi-même vaniteux, j'écris moi aussi ce qui pourrait disparaître avec la seconde qui l'a vu naître, je m'extériorise, m'affiche, prétend avoir une existence digne d'intérêt. En fait, je crois que toute existence est digne d'intérêt mais que nous vivons une époque où il est difficile de trouver le temps de rencontrer ses semblables et d'accéder ainsi à ces mondes forains. Alors internet est un palliatif commode où chacun se ballade dans sa solitude individualiste, découvre et partage, s'anime pour ce que d'autres font ou semblent être. Puisse internet n'être qu'une étape avant que les hommes délaissent leurs idoles et se regardent les uns les autres comme les dieux qu'ils sont, non pas possesseurs d'une richesse sans borne, mais bien plutôt eux-mêmes richesse infinie, source intarissable d'une valeur sans valeur, d'une valeur absolue et sans contre-partie.

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