lundi 6 avril 2015

Hommage à Pessoa

Je décide de partager avec les quelques naufragés de la toile qui auraient atterri ici par hasard, ces quelques fragments du livre de l'intranquillité de Pessoa. Voilà plusieurs mois que j'ai entamé la lecture de cette oeuvre et que j'en proroge toujours plus la continuation, prenant mon temps, revenant de temps à autre vers cette oasis d'intelligence. Jamais je n'avais senti auparavant mes pensées se confondre autant avec les mots d'un autre, à tel point qu'il me semble parfois n'être qu'une réincarnation tardive et maladive de ce poète génial. Je crois qu'une grande part de moi est résolument Pessoa, je m'en suis rendu compte si tard que je retrouve dans ces textes des pensées que j'ai maladroitement tenté de retranscrire ici, sur les murs de cette caverne.

"Ne se soumettre à rien - ni homme, ni amour, ni idée; garder cette indépendance distante consistant à ne croire ni à la vérité ni, à supposer qu'elle existe, à l'avantage de la connaître - tel est l'état dans lequel, me semble-t-il, doit s'écouler, pour elle même, la vie intérieure et intellectuelle des hommes qui ne peuvent pas vivre sans penser. Appartenir - banalité suprême. Credo, idéal, femme ou métier - autant de geôles et de fers. Être, c'est demeurer libre. L'ambition elle-même, si nous en tirons quelque orgueil, devient un fardeau: nous n'y verrions aucun sujet de fierté si nous comprenions que nous sommes des pantins manipulés au bout d'une ficelle. Non, aucun lien, pas même avec nous-mêmes! Libres de nous comme des autres, contemplatifs sans extase, penseurs sans conclusions, nous vivrons, libérés de Dieu, le bref intermède que la distraction des bourreaux nous accorde, là-bas, tout au bout de la parade. Demain, la guillotine. Si ce n'est pas demain, c'est pour après-demain. Promenons au soleil notre repos d'avant la fin, ignorant délibérément les buts et les conséquences. Le soleil viendra dorer nos fronts sans rides, et la brise sera fraîche pour ceux qui auront cessé d'espérer.
  Je jette ma plume sur la table, et la voilà qui roule et revient, sans que je la saisisse au passage, sur la surface inclinée où je travaille. J'ai tout éprouvé d'un seul coup. Et ma joie subite s'est manifestée dans ce geste, dicté par une colère que je n'éprouve pas."

"Je suis plus vieux que le Temps et l'Espace, parce que je suis conscient. C'est de moi que les choses dérivent; et la Nature entière est la fille aînée de mes sensations."

"En cette heure, où je sens au point de déborder, je voudrais céder au malin plaisir de tout dire, au libre caprice d'un style devenu destin. Mais non, seul le ciel profond est réellement tout, distant, s'abolissant lui-même, et l'émotion que j'éprouve - et qui est tant d'émotions à elle seule, mêlées et confuses - n'est que le reflet de ce ciel nul au fond d'un lac de moi, lac reclus entre des barrières de rochers, lac muet au regard mort, dans lequel distraitement les hauteurs se contemplent.
  Combien de fois, oh! combien, comme en ce moment-ci, ai-je souffert de sentir que je sentais - sentir devenant angoisse simplement parce que c'est sentir, l'anxiété de me trouver ici, la nostalgie d'autre chose que je n'ai pas connu, sentir le couchant de toutes les émotions jaunir en moi et se faner en une grisaille triste, dans cette conscience extérieure de moi-même.
  Qui donc me sauvera d'exister? Ce n'est pas la mort que je veux, ni la vie: mais cette autre chose qui luit au fond de mon désir angoissé, comme un diamant imaginé au fond d'une caverne dans laquelle on ne peut descendre. C'est tout le poids, toute la douleur de cet univers réel et impossible, de ce ciel, étendard d'une armée inconnue, de ces tons pâlissant lentement dans un air fictif, où le croissant d'une lune imaginaire émerge dans une blancheur électrique et figée, découpé en bords lointains et insensibles.
  C'est le manque immense d'un dieu véritable qui est ce cadavre vide, cadavre du ciel profond et de l'âme captive. Prison infinie - et parce que tu es infinie, nulle part on ne peut te fuir!"

2 commentaires:

Démocrite, atomiste dérouté a dit…

Cher Dilettante,

Merci pour ce bel hommage et ce choix de textes. Comment ne pas sentir l'incroyable intensité d'un langage traversé tout entier par la vérité d'un homme à jamais silencieuse. Le poème fait signe mais ne dit pas. Il pointe le dénuement du poète, sa pauvreté, cet art de se délester du poids de la pensée pour une vérité plus haute qu'aucune parole ne contient et qui fait cependant son style.

Je préfère le premier texte mais je savoure sans limite cette phrase :
"je voudrais céder au malin plaisir de tout dire, au libre caprice d'un style devenu destin."
Amicalement
Démocrite

L'âme en chantier a dit…

La phrase que vous retenez est la preuve que nous nous comprenons sur certains points au moins :-) Cette phrase a eu un énorme retentissement en moi.

D'ailleurs, je compte bien continuer (si j'ai la patience de recopier au clavier certaines pages du livre) sur cette série de citations de Pessoa. J'en ai d'ailleurs une qui pourra vous intéresser et qui parle de l'amour. Je recopies cela bientôt.

PS: si vous n'avez pas lu ce livre je vous le conseille, il est bourré de phrases comme celle que vous citez, de véritables perles. Je n'avais, personnellement, jamais vu ça auparavant...

PPS: je conseille l'édition Bourgeois (le livre est bleu) qui est une réédition assez récente.