vendredi 24 avril 2015

Le système du JE [ Logique linguistique: formes représentationnelles ]

Dans ma quête éperdue de la vérité, je me suis longtemps arrêté devant l'étrange instrument du langage, celui qu'on avait placé entre mes mains depuis mon plus jeune âge, celui qui était devenu comme une seconde peau, à travers laquelle filtrent les sensations, à laquelle je finirais presque par m'identifier. Quel est donc la nature de ce lien qui m'unit au réel par les mots, comme le font les perceptions qui m'unissent au réel par l'image, la sensation organisée?

Il m'a semblé d'abord évident, à bien y réfléchir, qu'aucun mot, aucun énoncé, ne donne l'essence d'une chose. D'ailleurs quelle serait-elle cette essence, mystérieuse substance qui aurait l'étrange capacité d'être détachée de son être origine, afin d'être véhiculée sur le support étranger du langage, sans subir d'altération, à l'abri même de la transsubstantiation que fait subir pourtant tout médium à ce qu'il convoie? Le mot, ou l'énoncé, jamais ne donne la chose, il n'en fait que le tour, en indique la possibilité, l'emplacement au sein d'un système organisé, la forme censée invoquer, telle une ombre, le corps qui s'y rattache.

Saussure eut cette lumineuse idée de comparer le langage à un jeu de puzzle, où chaque pièce langagière est à l'image de celle d'un puzzle, un puzzle dynamique où des pièces souples et polymorphes se transforment au cours de la construction de l'énoncé. Mais ces pièces sont vides nous dit-il, n'exprimant qu'à jamais des différences, des écarts, indiquant par leur délinéation le reste de l'espace représentationnel qu'elle ne recouvrent pas. Le langage est négatif: il ne dit que ce qui  n'est pas, ce qui est autre, il est un système de rapports qui, plutôt que de dire ce qui est, dit tout ce qui n'est pas recouvert par l'énoncé. Mais ce renvoi est infini, les écarts n'ont que des bornes langagières, renvoyant à d'autres pièces du puzzle, comme ces définitions censées donner le sens d'un mot à travers une suite de mots possédant tous une définition particulière. Fractalité d'un langage où l'on devrait se perdre et où pourtant nous avançons, inexplicablement.

Un langage est un univers clos sur lui-même, plein et total, qui n'ouvre sur aucune altérité, qui ne renvoie qu'à des éléments internes. En cela le langage n'offre rien, il ne dévoile jamais rien que sa propre logique, modelée, certes, sur cette logique pré-linguistique que forme le système sensible de l'être humain. Le langage nous parle du langage; il ne nous parle pas de l'Autre, du réel, mais n'est jamais que le reflet de nous-mêmes, de nos formes transcendantales, de nos lois d'appréhension du monde, ces lois qui régissent l'interface sensible que nous sommes.

Pourtant, force est de constater, à chaque instant, la redoutable effectivité du langage, malgré ses quelques cahots. Le langage produit de l'action, il informe le système sensible humain, imprime en lui des mouvements, des élans, il agit donc sur le réel même. Cette action qui résulte du langage est le sens des énoncés, l'interprétation organique et physique du code linguistique à travers le processus de signification. Comment cela se peut-il, quelle magie est donc à l'oeuvre ici?

Le sens d'un mot n'est pas l'image qu'est le référent qui n'est qu'une sorte d'indexe d'un énoncé interprété, indexe qui peut servir ou non et qui n'est que rarement indispensable à la compréhension (sauf cas où l'énoncé porte vraiment sur des détails précis et concret d'un objet réel). Le sens d'un énoncé est une forme représentationnelle, c'est à dire une ombre d'images possibles. L'ombre est la projection ontiquement différente du contours d'une substance éclairée par une source lumineuse. Je peux très bien reproduire l'ombre d'un oiseau avec mes mains, lors même que mes mains n'ont rien de l'oiseau. La forme représentationnelle est ainsi la possibilité concrète de divers objets, la série potentielle d'images référées par le sens. Rien de spatial ici, la forme est un terme abstrait qui définit simplement un ensemble d'images possibles, en d'autres termes une classe d'objets possibles. Plus  l'énoncé s'étoffe et plus la forme se précise, élimine, par sa complexion et son timbre, diverses possibilités, s'affinant alors toujours plus.

Il faut stopper là la comparaison entre forme représentationnelle et ombre, car l'ombre entretient un rapport spatiale avec sa cause, tandis que la forme représentationnelle n'est qu'un pointeur vers des images possibles, sa nature est arbitraire et n'entretient nul lien avec la classe d'objets pointés. Il n'est pas rare de voir notre esprit associer de nouvelles sensations à un énoncé auquel, auparavant, rien ne les reliait. Il suffit à l'homme d'une expérience singulière, d'un fait marquant, d'une habitude, que sais-je encore, pour enrichir ou modifier la série d'images pointées par un énoncé. Un tel aura été dédommagé par la justice d'un larcin commis à son encontre et il pensera alors, en ruminant le mot justice, à des images protectrices, à des sentiments de sécurité et de satisfaction. Un jour, ce même homme sera emprisonné par erreur, et le mot justice s'enrichira alors de sentiments de haine, de crainte face à la cruauté arbitraire d'un pouvoir injustifié.

Malgré la plausibilité d'une telle conception du langage, on ne peut s'empêcher de penser à des énoncés abstraits, ne contenant nul rapport au réel, mais exprimant plutôt les rapports eux-mêmes entre les choses, des concepts pour lesquels, parfois, nul référent ne peut être validement conçu. À quel type de sensation peut bien correspondre le concept d'addition? Je peux parfaitement interpréter des phrases parlant du concept d'addition sans jamais m'en faire une image réelle et visuelle, il semble alors que j'évolue dans les ombres d'images possibles, dans ce monde évanescent bien qu'omniprésent du potentiel, de la puissance. Il suffit que j'entende la phrase suivante: "la liberté est un don", pour me rendre compte qu'aucune image ne vient s'imprimer en mon esprit, tout juste l'image acoustique, c'est à dire la sensation auditive de l'énoncé. Liberté et don n'ont ici aucun lien ferme à une image, je manipule par le signifié de cette phrase des espaces logiques, c'est à dire en l'occurrence deux ensembles ou classes d'objets (la liberté et le don) pour lesquelles je propose une liaison synthétique ou analytique. Pour vérifier la validité de ce lien, il me faut observer le contexte de la relation et donc créer (s'il ne m'est pas fourni par le reste de l'énoncé) un système d'éléments intégrant d'une certaine manière ces deux ensembles. Or il est possible de créer autant de systèmes qu'on veut, nous n'avons jamais une saisie exhaustive des éléments d'un système censé représenter le réel car le réel est une possibilité indéfinie de systèmes, en sus d'un possibilité indéfinie d'éléments d'un système réalité.

Ainsi, lorsque j'entends en moi le bruissement d'une phrase, je ne sens pas obligatoirement les images possibles indiquées par cette phrase, les mots se substituent aux images qu'ils peuvent annoncer. Je trace un chemin sur la carte du langage et c'est de ce plan dont je me servirai pour éventuellement arpenter le territoire des sensations possibles que tente d'invoquer l'auteur de l'énoncé.

Entre la carte et le territoire, demeure un monde, mille mondes en suspens. Pour cette raison, la forme représentationnelle entretient un rapport très arbitraire avec les images qu'elle peut subsumer. L'habitude, la culture, le consensus, la croyance, autant de processus qui permettent de lier de manière quasi organique une série d'images particulières à une ou plusieurs formes représentationnelles. De quoi sont faites ses formes, véritables transition entre la matérialité aphasique du mot et la subjectivité expressive de l'image?

La forme représentationnelle est une entité à deux dimensions, mariant l'espace et le temps. Toute sensation, tout objet (de pensée) et donc toute image est forgée au sein de la matrice d'un espace et d'un temps purs. Je propose ici au lecteur de faire par lui-même l'expérience de la lecture de l'esthétique transcendantale kantienne afin de comprendre et d'expérimenter cela. En ce sens, une forme représentationnelle définie par un énoncé linguistique est donc une possibilité d'espace-temps, c'est à dire rien d'autre que la possibilité d'un objet de pensée (dont image et sensation sont des synonymes). Seulement la forme représentationnelle est déjà une forme, découpée dans l'indétermination de l'espace et du temps pur. On pourrait dire qu'elle est une silhouette et un rythme, autrement dit, si l'on associe les deux dimensions, un mouvement possible, du moins son ombre portée.

Puisque aucun repère ne saurait exister dans un espace pur et indéfini, ni dans un temps lui-même indéfini, seule la conscience humaine est à même de poser le cadre, le portée, d'une partition écrite par l'énoncé. La conscience se manifestant comme une forme d'unité et d'unification, c'est elle qui vient fixer le cadre d'un univers, c'est à dire d'un réel devenu objet ou image, donc d'une infinité (ou devrais-je dire d'une indéfinité), pouvant être saisie par l'esprit. La première image qui est générée par la conscience est donc celle de l'espace-temps, condition de possibilité de toutes les autres images. J'ai bien essayé, pendant des minutes entières, de penser au-delà ou du moins par d'autres formes transcendantales, jamais je n'ai pu m'apparocher d'un quelconque résultat... Après cette première étape de limitation, la conscience quadrille (comme le fait une portée musicale) l'espace-temps par une quantification permettant l'apparition de rapports entre les objets qui seront contenus dans l'univers ainsi fixé. Les formes représentationnelles ont maintenant leur fondement prêt, elles agiront comme une notation musicale, permettant de définir le type de rythme et les hauteurs, qui seront évoqués par l'énoncé. La forme représentationnelle est donc un découpage ultérieur, plus précis, de l'espace-temps, un découpage qui demeure toujours quantitatif, car opérant sur des rapports, mais dont la précision permet de faire apparaître le contours, l'ombre d'objets divers au sein du méta-objet univers (espace-temps). On peut comparer cette phase à l'interprétation d'une carte topographique, lorsque le randonneur, par exemple, conçoit en lui les directions à emprunter à différents moments en fonction des distances à parcourir. Le randonneur n'a pas d'images précises du paysage à ce stade, il navigue entre deux eaux, dans un espace-temps constitué de formes flottantes, au sein duquel il tente d'apprécier la possibilité des sensations qui se présenteront, et la route à emprunter à divers moments qu'il anticipe par calcul. La phrase, par son temps, et plus globalement sa sémantique, décrit un rythme et décrit des rapports entre des ensembles qui seront le moule des formes représentationnelles. Ces formes sont, contrairement à la matérialité pure du langage, subjectives puisque déjà des interprétations. Par conséquent, il existe d'une part une polysémie naturelle du langage et d'autre part une possibilité indéfinie de créer des formes représentationnelles à partir d'un même énoncé. La raison en est que la subjectivité ne connaissant qu'elle-même, que ses propres productions, elle cherche sans cesse quelque chose de familier: la qualité. Le travail d'interprétation d'un énoncé est précisément cette recherche du familier, ce défilement des formes représentationnelles et des images connues afin de comprendre l'énoncé. Ici, chacun est livré à lui-même, tâtonnant face à la réalité du signe, étudiant les effets de celui-ci sur sa propre subjectivité, à travers la manière personnelle de comprendre les règles impersonnelles de la sémantique langagière...

4 commentaires:

elly a dit…

Quel mystère, ce langage !...
votre texte est dense et il y a des éléments intéressants mais j'ai du mal à suivre l'ensemble de votre raisonnement. Un langage, qu'est-ce qu'un langage ? Par contre, une langue, une langue... est en quelque sorte une deuxième peau, oui. Et l'on peut même en revêtir plusieurs. Dans ce cas là, on voit combien d'une langue à l'autre, il peut y avoir de grandes différences... sémantiques, syntaxiques, phonologiques, prosodiques, représentatives, etc.
Et puis, une langue est vivante, elle se transforme, elle peut parfois mourir. Il y a interaction entre langue et réel, via l'humain, interaction entre l'humain et le réel, via la langue, interaction entre langue et humain, un réel ; sans parler des interactions entre humains, via la langue... Tout s'interfère... Un miracle :-)
Je ne suis pas sûre d'apporter des éléments bien constructifs, mais le langage est aussi un de mes sujets de prédilection...

L'âme en chantier a dit…

Bonjour,

désolé pour le délai mais je n'étais pas très disponible cette semaine.

Tout ce que vous dîtes est intéressant. J'ai seulement voulu traiter d'un point particulier, à savoir l'aspect épistémologique et phénoménologique du langage (qui est pour moi tout système de signification).

Par contre, que vous ne compreniez pas certains points m'inquiète, j'ai manqué à la clarté qui m'est chère... Je veux bien, si vous avez du temps à perdre que vous m'expliquiez là où ça bloque.

Je ne suis pas adepte des longs développements, j'aime la pensée condensée et précise, cela a ses avantages et inconvénients, surtout lorsqu'on ne parvient pas à être précis :-)

elly a dit…

Bonjour,
Finalement, à vous relire, cela me parait plus clair.
Je ne suis pas tout car c'est sans doute parce que je ne suis guère philosophe, ni épistémologue et encore moins phénoménologue... J'aborde le langage plutôt du point de vue du linguiste, du socio-linguiste même, c'est à dire que le langage pour moi n'a pas d'existence réelle. Seule la parole, (ou le discours ou l'énoncé) me parait possible d'être appréhendée. Ou la langue, d'ailleurs Saussure est revenu sur l'importance de la parole. Le structuralisme de Saussure a eu son heure de gloire (et il sert encore dans certaines études), mais aujourd'hui, on ne conçoit plus le langage, ou plutôt la langue, comme système clos, coupé ainsi du monde et des sujets. D'ailleurs, il n'y a pas une langue, mais des langues : il n'y a pas une langue française, mais plusieurs langues françaises parlées. Une langue bouge et change d'un locuteur à l'autre et les locuteurs font bouger la langue... Une langue n'est pas un système, mais plutôt une dynamique.
Le mot langage n'est-il pas un peu trop généraliste, trop abstrait pour être abordé d'un point de vue phénoménologique ? Ne faudrait-il pas plutôt étudier la langue/ la parole/le discours en contexte ? On ne peut non plus parler du système langagier, à mon sens, en ne faisait référence qu'aux mots/ énoncés et représentations. Le langage humain est aussi composé de gestes, de postures, de rythmes, etc, qui apportent du sens aux mots et aux phrases, qui les nuancent, en situation (de communication).
Bref !
Je suis peut-être à côté de la plaque :-) (et peut-être ne vous ai-je pas compris du tout...)

L'âme en chantier a dit…

Merci beaucoup pour la réponse.

Encore une fois je suis tout à fait d'accord avec vous en ce qui concerne la communication non verbale, dont je ne veux pas traiter. Vous abordez une multitude de points intéressants mais qui ne sont pas visés par ce texte, je suis contraint de choisir une approche particulière du langage, à savoir la signifiance et le rapport entre l'énoncé et la chose.

En ce qui concerne la distinction langue/langage, peut-être avez-vous raison, mais j'ai l'impression de pouvoir traiter du langage à travers les langues. Ce qui m'intéresse ici, ce n'est pas la spécificité des langues mais précisément les propriétés qui réunissent les langues dans un processus de signifiance que j'appelle langage. Etant aussi ancien informaticien, j'ai une certaine expérience des langages formels (qui ne s'appellent pas langues d'ailleurs), ce qui rend les choses peut-être plus concrètes pour moi, je ne sais pas...

En ce qui concerne le fait qu'il y a plusieurs langues, une par sujet, Saussure n'en est pas loin, la langue est pour lui la somme des dépôts qui se trouvent en nous (et la parole en est l'expression subjective). Certes langue et parole sont distincts chez Saussure, mais elles entretiennent des rapports. Pour ma part, je ne pense pas qu'il y ait autant de langues que d'individu, ni une seule langue. Je pense qu'il y a un système de signifiance avec des règles sémantiques définissant une langue, et des applications subjectives de ces règles qui constituent elles aussi la langue à proprement parler. Mais je traite personnellement du langage ce qui est différent. Par ailleurs, la langue n'est pas figée chez Saussure, le système évolue. Je pense que c'est d'ailleurs une erreur de conception commune que de confondre système et système clos (bien que chez Saussure les individus ne font effectivement pas évoluer la langue sur leur simple volonté). Un système est nécessairement une interface en interaction avec un contexte ou un méta-système, sans cela, ce système est un absolu (détaché de tout), ou bien le Tout lui-même. En un système il y a assimilation, intégration, etc. D'ailleurs Saussure traite aussi de la linguistique diachronique (même si c'est dans une moindre mesure), ce qui témoigne d'une évolution de la langue. Elle n'est simplement pas utile à son approche de la langue, au sujet précis qu'il voulait traiter.

Donc pour revenir sur votre phrase "une langue n'est pas un système mais une dynamique", à mon sens un système est une dynamique.

Vos remarques sont très intéressantes, je pense simplement que vous prêtez à cet article trop de prétentions. Mon étude est ici très restreinte (et déjà immense), et je ne résume pas la langue ou le langage à ce qui est écrit ici, je reconnais toutes les pistes que vous pointez du doigt. Autre difficulté, je ne parle pas de la langue, mais bien du langage, et plus précisément de la signifiance ou signification. Autrement dit du processus subjectif d'interprétation, de compréhension, d'une langue quelconque (peu importent les spécificités de ces langues puisque ce qui m'intéresse ici est la façon par laquelle l'individu est affecté par elles, l'effet qu'il leur confère)

Merci en tout cas pour vos remarques utiles qui permettent de mieux clarifier les choses.