lundi 27 avril 2015

La source impossible


Je suis né sur les hautes tours feuillues de l'enfance, où s'ébattait mon coeur éperdu jouant sur la frondaison verte. J'ai construit dans ces arbres si hauts des cabanes par milliers; des palais à mes yeux. Puis, l'âge advenant, j'ai descendu doucement les troncs noueux qui montent vers le ciel. Je me suis accroché aux branches, j'ai déchiré quelques habits, mais je descendais toujours plus bas. Parvenu jusqu'au sol, conscience éveillée, j'ai fais mes premiers pas sur la terre ferme et fraîche des sous-bois. Lorsque je levais la tête, je pouvais observer les immenses travaux de mes congénères, les nids opulents qu'ils fabriquaient pendant des décennies, ignorant la foudre, ignorant l'échec, et même jusqu'au temps. C'était un monde  où l'on croyait à l'éternité, aux valeurs, où l'on croyait aux choses et au savoir surtout. Je n'ai pas su rester.

Lorsque tous bâtissent années après années, j'ai retiré chaque pierre de mes anciens palais. J'ai tout quitté, sans plus me retourner, jusqu'à demeurer seul dans un monde inconnu. À la lisière de la forêt, j'ai pu observer le ciel et les myriades étoilées. Là-haut, aussi, j'ai construis des empires, avec le matériau friable des pensées, et l'outil du présent. Ils s'illuminent encore, si je les convoque en moi, puis s'éteignent, se font invisibles et potentiels, le cas échéant.

Je regardais le sol aussi et les herbes qui montaient parfois jusqu'à mes cuisses. J'aimais ces longues tiges pareilles aux blés, terminées par un épi touffu entourant des grappes de souvenirs animés. J'ai croisé sur le chemin quelques évadés, qui s'étaient installés définitivement en leur présence, arrachant chaque graine pour s'en faire des maisons qu'ils ne quitteraient plus. Moi, j'ai marché, marché encore et les souvenirs s'éteignaient, malgré le bruissement discret de leur présence.

J'ai cueilli quelques fruits dont j'ai mordu la chaire, elle était faite du passé, des sensations de plaisir pour la plupart, et, chez certains fruits, je retrouvais le goût des pleurs et des terreurs d'antan. J'ai vu certains, s'empiffrer toute la journée, affalés par terre, au pied des arbres, au beau milieu du sol recouvert de monceaux de tous leur butin amassé. Ils riaient, et pleuraient, et moi je suis parti, sans émotion aucune.

Je n'emmène rien sur moi, je ne garde que les images, que j'anime parfois de mon souffle, et je perd alors quelques inspirations, dans la brume du passé. J'avance dans les buissons de roses dont les épines piquent mon esprit, et cela me fait des griffures au coeur d'où perlent alors quelques gouttes de mélancolie noire avec des reflets bleus. Je reprend alors ma vie et mon chemin serpente, empaqueté dans le flux de mes souffles comptés. J'ai planté ma tente de nomade parfois sur quelques collines herbeuses, mais il me faut toujours partir, le mouvement est ce que donne la vie, elle ne garde pour elle-même que les images que nous avons tracées.

J'avance depuis tellement longtemps, j'ai connu tant de choses, et il y a tant à découvrir. J'ai ce besoin viscéral de traiter, de digérer l'altérité, la nouveauté, pour demeurer en vie. Peu à peu, le paysage change, jusqu'à ces regs qui m'ont tant fascinés par leur beauté fatale. Je me reposais quelques fois à l'ombre des rochers, avant de repartir. J'ai fini par atteindre le désert.

J'aime les grands espaces, et de voir l'immensité sans bornes, intensifie ma présence qui s'écoule et se différencie dans le flux de la seconde en cours. Le regard vers l'horizon, vers le possible, et le rythme concentré de l'immédiateté, je m'étale, partout, des forêts aux étoiles.

J'aurais finalement vécu à l'envers, il ne me reste désormais plus rien à posséder. J'avance, et il me semble que mon pas se mue en une danse rythmée par mon coeur pulsatile et le chant minéral des confins. Je me dépouille de tout, ici je n'ai plus de liens. Les quelques souvenirs qui tentent d'accaparer mon attention sont peu à peu polis puis désunis par les vagues du temps. Ma mémoire, bientôt ne sera plus qu'une vaste plage jonchée d'un sable fin, de la poussière des choses auxquelles je ne prête plus de force en maintenant leur unité. La houle est forte, et j'aime l'océan lorsqu'il est agité. Si le sillon de mes pas subsiste quelque peu, dans le sable chaud, je sais que les vents et les marées emporteront en eux ce secret que nul n'a entendu. Je suis passé, qui s'en soucie.

Il me reste encore du voyage, peut-être, je n'en sais rien, je marche heureux et cela me convient. Les douleurs s'en vont avec les fragments épars des sensations retenues. Mon filet est vide, je suis cet enfant qui ne veut rien retenir, qui marche avec le vent.

À la fin, si fin il y aura, j'aurais dépouillé cet esprit de tout le superflu. Seul demeurera ouvert ce troisième oeil qui ne fatigue pas. La conscience aura toute la place, impersonnelle, interface sans fondement, trace lumineuse des sensations fluentes tissées de ces tornades qui fondent toutes choses. Je lègue tout à la vie, je n'emporte rien, j'y arriverai. Et alors? Alors il ne restera que ce destin à l'envers des autres, le récit de ma désédentarisation, l'immense chantier de ma déconstruction. Même le moi sera parti, seul demeurera alors la possibilité de dire "je", d'une voix neutre émanant de nulle part, peut-être de quelque frontière du monde que longtemps j'ai cru totalité réelle.

Et cette conscience n'appartenant à personne, que dira-t-elle sans les mots que je lui prête, quelle mélodie sourdera de son oeil impassible? Symphonie des âmes car tous nous empruntons cet oeil, unique, total, sans unité ni multiplicité. Il n'y aura plus rien pour moi, moi sera ce paquet d'habits qui traînera pour un temps sur quelque route perdue dans le désert, je traînerai encore une ombre éphémère dans le film de quelques semblables qui auront, qui sait, parfois, un souffle pour mon souvenir. Puis cela partira, comme le long chapelet de pas que ma route a tracé sans le vouloir sur le manteau des choses.

Mais que restera-t-il? Saurai-je accepter le règne de la conscience immédiate et sans mot, moi qui l'aurait peu à peu appelé, avec une habitude de vivre pour chercher l'écart, la béance nécessaire aux abysses verbaux? Où mène ce chemin, ce rebroussement de l'expression que j'ai effectué par amour de l'impossible et du chaos? Qu'y a-t-il là-bas, avant que les gènes aient un code, où rien ne s'exprime, où tout n'est que le jaillissement immobile de la conscience créatrice et passive, où tout n'est qu'une action qui se contemple?

Je m'allonge dans le sable et je ramasse en ma main les grains qui s'écoulent en une caresse légère. J'aime encore sentir. Le voyage continue. Je vais vers le temps, vers la conscience qui a violé ce corps qui pourrira un jour. J'avance vers une source impossible et peut-être irréelle. Bientôt je serai vous, je serai tous les humains venus et à venir, dans le regard performatif d'un oeil qui jamais ne se ferme.

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