samedi 11 avril 2015

Hommage à Pessoa (suite)

Pessoa est l'homme qui me fait comprendre pourquoi j'ai tant de difficulté et de déplaisir à écrire de la philosophie, lors même que je n'ai fait qu'arpenter ce chemin ma vie durant. Avec Pessoa, la messe est dite, tout est dit, l'inutilité de la philosophie, la source indicible de chaque chose, même l'impossible est encerclé par cette prose incisive et précise, autant qu'elle est suave et douce. C'est grâce à des auteurs comme celui-là (mais combien y en a-t-il) que j'ai pu comprendre qu'il pouvait se trouver plus de philosophie en une phrase que dans des volumes entiers de philosophie académique. Pessoa, tel un orfèvre, façonne ses phrases pour qu'elles contiennent le plus de sens possible avec une économie de signes tout à fait remarquable. Voici donc quelques textes que je partage avec vous.

"S'il est une chose que cette vie nous offre et dont, à part la vie elle-même, nous ayons à remercier les dieux, c'est bien le don de notre propre ignorance: car nous nous ignorons nous-mêmes, et nous nous ignorons les uns les autres. L'âme humaine est un abîme sombre et visqueux, un puits qu'on n'utilise jamais à la surface du monde. Nul ne pourrait s'aimer lui-même s'il se connaissait réellement; et si la vanité - ce sang de la vie spirituelle - n'existait pas, nous péririons tous d'une anémie de l'âme. Aucun homme ne connaît un autre homme, et c'est heureux; car, s'il le connaissait, il reconnaitraît en lui - que ce soit mère, femme ou enfant - son intime et métaphysique ennemi.
  Nous nous entendons entre nous parce que nous nous ignorons. Que deviendraient tant d'heureux conjoints, s'ils pouvaient voir dans l'âme l'un de l'autre, s'ils pouvaient se comprendre, comme disent les romantiques, qui ne connaissent pas le danger - quoique futile - de ce qu'ils disent. Tous les mariés du monde sont des mal-mariés, parce que chacun d'eux abrite, dans ces recoins secrets où notre âme appartient au Diable, la subtile image de l'homme désiré qui n'est pas celui-là, la figure changeante de la femme sublime que celle-ci n'a pas réalisée. Les plus heureux ignorent en eux-mêmes ces tendances frustrées; les moins heureux ne les ignorent pas, mais ils ne les connaissent pas mieux, et seul, parfois, un élan maladroit, un mot un peu brutal, peut évoquer, à la surface et au hasard des gestes et des phrases, le Démon occulte et l'Eve antique, le Chevalier et la Sylphide.
  La vie que nous vivons est un désaccord fluide, une moyenne enjouée entre la grandeur, qui n'existe pas, et le bonheur, qui ne saurait exister. Nous sommes satisfaits parce que nous sommes capables - alors même que nous pensons, que nous sentons - de ne pas croire à l'existence de l'âme. Dans ce bal masqué où se passe notre vie, l'agrément des costumes nous suffit, car le costume est tout. Nous sommes esclaves des couleurs et des lumières, nous entrons dans la ronde comme dans la vérité, et nous ignorons tout (sauf si nous restons à l'écart, sans danser) du froid glacial de la nuit extérieure, de notre propre corps mortel sous des oripeaux qui lui survivront, de tout ce que, seuls avec nous-mêmes, nous croyons constituer notre être essentiel, mais qui n'est en fin de compte que l'intime parodie de ce que nous croyons être notre vérité.
  Tout ce que nous pouvons dire ou faire, penser ou sentir, porte un masque, revêt un même travesti. Nous avons beau ôter les costumes endossés, nous ne parvenons jamais à la nudité, car la nudité est un phénomène de l'âme, et non pas un simple déshabillage. Ainsi, vếtus d'âme et de corps, avec nos multiples costumes nous collant à la peau comme les plumes aux oiseaux, nous vivons heureux ou malheureux, ou sans même savoir ce que nous sommes, le court espace de temps que nous donnent les dieux pour les amuser, tels des enfants jouant à des jeux parfaitement sérieux.
  L'un ou l'autre parmi nous, libéré ou maudit, voit subitement - et encore le voit-il bien rarement - que tout ce que nous sommes, c'est précisément ce que nous ne sommes pas, que nous nous trompons dans ce qui nous paraît le plus sûr, que nous avons tort dans nos conclusions les plus justes. Et cet homme qui, un bref instant, voit l'univers nu, énonce alors une philosophie, ou chante une religion; et on écoute la philosophie, la religion retentit; et ceux qui croient à cette philosophie en viennent à l'utiliser comme un vêtement qu'ils ne voient même plus, et ceux qui croient en cette religion en viennent à la porter comme un masque oublié bientôt.
  Et nous continuions, dans notre ignorance de nous-mêmes et des autres, à discourir tranquillement - humains, futiles, jouant très sérieusement au son du grand orchestre des astres, sous le regard distrait et dédaigneux des organisateurs du spectacle.
  Ils sont seuls à savoir que nous sommes prisonniers de cette illusion, créée à notre intention. Mais le pourquoi de cette illusion, et pourquoi cette illusion existe - celle-ci ou un autre -, ou bien pourquoi eux-mêmes, proie de l'illusion à leur tour, nous ont donné cette illusion imposée de leur propre main - voilà ce que, sans aucun doute, ils ignorent eux-mêmes."

Pessoa, Le livre de l'intranquillité, §255

"Je me suis intéressé tout d'abord aux spéculations métaphysiques, puis aux idées scientifiques, pour me sentir attiré finalement par les [théories] sociologiques. Mais je n'ai trouvé de certitude et d'apaisement à aucune de ces étapes, au cours de ma recherche de la vérité. Je lisais peu, quel que soit le champ de mes préoccupations. Mais, dans le peu que je lisais, je me suis lassé de trouver autant de théories contradictoires, toutes également fondées sur des raisonnements longuement développés, toutes également plausibles et basées sur un certain tri parmi les faits, qui semblait cependant les rassembler tous. Lorsque je levais des pages mes yeux fatigués, ou lorsque mon attention troublée s'écartait de mes pensées pour se tourner vers le monde extérieur, alors je ne voyais plus qu'une chose, qui signait à mes yeux l'inutilité totale de la lecture et de la réflexion, et arrachait un à un de mon esprit tous les pétales de la seule idée d'effort: l'infinie complexité des choses, la somme immense [...], la surabondante inaccessibilité des quelques faits, eux-mêmes bien rares, que l'on pourrait concevoir avec assez de précision pour fonder sur eux une science quelconque."

Pessoa, Le livre de l'intranquillité, extrait du §251

"L'art consiste à faire éprouver aux autres ce que nous éprouvons, à les libérer d'eux-mêmes, en leur proposant notre personnalité comme libération particulière. L'impression que j'éprouve, dans sa substance véritable qui me fait l'éprouver, est absolument incommunicable; et plus je l'éprouve profondément, plus elle est incommunicable. Pour que je puisse, par conséquent, transmettre ce que je ressens à quelqu'un d'autre, il me faut traduire mes sentiments dans son langage à lui, autrement dit, exprimer les choses que je ressens de telle façon qu'en les lisant, il éprouve exactement ce que j'ai éprouvé. Et comme ce quelqu'un d'autre, par hypothèse de l'art, n'est pas telle ou telle personne, mais tout le monde, c'est à dire cette personne qui appartient en commun à toutes les personnes, ce que je dois faire, en fin de compte, c'est convertir mes sentiments propres en un sentiment humain typique, même si, ce faisant, je pervertis la nature véritable de ce que j'ai éprouvé.
  Les choses abstraites sont toujours difficiles à saisir, car il leur est toujours difficile de capter l'attention du lecteur. J'en donnerai un exemple simple, par lequel je vais concrétiser les abstractions qui précèdent. Supposons que, pour un motif quelconque (la fatigue de faire des comptes, ou l'ennui de n'avoir rien à faire), je sente tomber sur moi un vague dégoût de la vie, une anxiété née au fond de moi, qui me trouble et m'angoisse. Si je traduis cette émotion par des phrases qui la serrent de près, plus je la serre de près, plus je la donne comme m'appartenant en propre, et moins, par conséquent, je la communique aux autres. Et si on ne parvient pas à la transmettre à d'autres, il est plus facile et plus sensé de l'éprouver sans la décrire.
  Supposons, cependant, que je veuille la communiquer à autrui, c'est à dire, à partir de cette émotion, faire de l'art - car l'art consiste à communiquer aux autres notre identité profonde avec eux, identité sans laquelle il n'y a ni moyen de communiquer, ni besoin de le faire. Je cherche alors, parmi les émotions humaines, celle qui, de type banal, présente le ton, le genre, la forme de l'émotion où je me trouve en ce moment, pour les raisons inhumaines et toutes personnelles que je suis un aide-comptable fatigué, ou un Lisboète qui s'ennuie. Et je constate que le genre d'émotion banale qui produit, dans les âmes banales, la même émotion que la mienne, c'est la nostalgie de l'enfance perdue.
  Je tiens la clef de la porte qui mène tout droit à mon sujet. J'écris et je pleure mon enfance perdue; je m'attarde avec émotion sur des détails évoquant les gens et les meubles de la vieille maison provinciale; j'évoque ce bonheur de ne connaître ni droits ni devoirs, d'être libre parce qu'on ne sait ni penser ni sentir - et cette évocation, si elle est bien faite, si elle comporte les phrases et les scènes nécessaires, va susciter chez mon lecteur exactement la même émotion que celle que j'ai ressentie, moi, et qui n'avait rien à voir avec l'enfance.
  Ai-je donc menti? Non: j'ai compris. Car le mensonge - en dehors du mensonge enfantin et spontané, qui naît du désir de rêver tout éveillé - est simplement la prise de conscience de l'existence réelle des autres, et de la nécessité où l'on est d'y conformer la nôtre. [...] Le mensonge est simplement le langage idéal de l'âme; et de même que nous nous servons des mots, qui sont des sons articulés de manière absurde, pour en traduire en langage réel les mouvements les plus subtils et les plus intimes de nos émotions et de nos pensées (que les mots, bien entendu, ne pourront jamais traduire) - de même nous nous servons du mensonge et de la fiction pour nous comprendre les uns les autres, alors que nous n'y parviendrions jamais par le seul canal de la vérité, pure et intransmissible.
  L'art ment parce qu'il est social. Et il n'est que deux grandes formes d'art - l'une qui s'adresse à notre âme profonde, et l'autre à cette part de notre âme douée d'attention. La première est la poésie, la seconde est le roman. La première commence à mentir dans sa structure même, la seconde dans son propos. L'une entend nous donner la vérité par le moyen de lignes obéissant à des règles diverses, et qui mentent à l'essence même du langage; l'autre entend nous la donner par le biais d'une réalité dont nous savons tous qu'elle n'a jamais existé.
  Faire semblant, c'est aimer. Et je ne vois jamais un joli sourire ou un regard pensif sans me demander aussitôt (et peu importe qui regarde ou sourit) quel peut être, au fond de l'âme dont le visage sourit ou regarde, le politicien qui veut nous acheter, ou la prostituée qui veut qu'on l'achète. Mais le politicien qui nous achète a aimé, tout au moins, le fait de nous acheter; et la prostituée, si nous l'achetons, a aimé tout au moins le fait que nous l'achetions. Nous ne pouvons nous dérober, quoi que nous en ayons, à la fraternité universelle. Nous nous aimons tous les uns les autres, et le mensonge est le baiser que nous échangeons."

Pessoa, Le livre de l'intranquillité, §260

3 commentaires:

elly a dit…

N'est-ce pas Pessoa qui disait que l'amour est une pensée ?

L'âme en chantier a dit…

Bonne question... Je n'ai pas la référence en tête donc je ne peux pas répondre. Après, chez Pessoa ce qui est compliqué c'est que par le système des hétéronymes, des choses bien différentes peuvent être dîtes.

Anonyme a dit…

La philosophie est de se rendre compte que nous sommes des êtres immatériels.

Skarr.