samedi 11 avril 2015

Le système du JE [ Logique pré-linguistique ]

La logique vient du terme grec  λόγος (lógos) qui peut signifier langage, parole, discours (sur l'être?). Le langage est une réalité qui fait signe vers une autre réalité, mais elle se veut plus qu'une simple nomenclature par son aspect analytique et synthétique. L'analyse permet au langage de décomposer un objet en ses parties constitutives et la synthèse de lier entre elles, par des règles logiques (identité, différence, causalité, etc.), des entités réelles représentées par des objets. L'analyse casse ce qui est cohérent et uni, au moins en apparence, alors que la synthèse agit comme une force élémentaire en liant des objets entre eux par des règles, des lois qui les maintiennent en un système unifié.

Comprendre d'où vient la logique et surtout le caractère d'évidence qui lui semble naturellement associé relève de la gageure. Je me tente à une hypothèse, aussi invérifiable soit-elle: la logique correspond aux structures sous-jacentes à tout langage, elle est une sorte de proto-grammaire qui plonge ses racines non seulement dans l'arbitraire des mots et de la sémantique, mais aussi dans la perception même, et, par conséquent, dans la nature psycho-physique de l'être humain. On peut il me semble voir le langage comme une forme de perception qui n'est pas un redoublement des sens à travers lesquels nous recevons des impressions, mais plutôt une autre modalité de la sensation. Le langage semble être un outil évolutif analogue au néo-cortex, un développement tardif qui ouvre d'autres perspectives. En effet, lorsque je perçois, je suis déjà en train d'assembler un monde à travers des règles que la logique explicitera: règle d'unité, principe d'identité et de différence, etc. Pouvoir découper un objet dans la représentation que je me fais du réel à travers mes impressions, constitue déjà un acte de grammaire (et donc de logique) en cela que je dois créer le principe d'unité, d'identité, instaurer celui d'analyse et de synthèse (lorsque par exemple je perçois différentes parties d'un arbre, que j'associe toutefois à l'unité de l'objet arbre; ou bien lorsque je vois un même objet pour la seconde fois et que je reconnais qu'il s'agit bien du même objet, même si celui-ci a quelque peu changé d'apparence; etc.). C'est en cela que réside déjà dans la perception humaine, une forme de grammaire et de logique. Imaginer une perception dépourvue de cette logique est tout à fait possible, il suffit de repenser à ces moments de rêverie où les yeux fixent un vague horizon, où le regard se perd dans le vague et ne ramène dans ses filets qu'une sensation visuelle indistincte dont nulle trace ne demeurera si l'attention ne vient s'en mêler. Vous regardez quelqu'un dans les yeux dans cet état d'inattention, et la personne ressent alors un malaise à la vue de ce regard vide qui semble la traverser de toutes parts, comme si elle n'existait même pas. Faîtes un effort pour vous souvenir de ce que vous voyiez à ce moment là, et seule une confusion diffuse resurgira de ces instants, nulle forme ne s'y dégageait, nulle couleur, rien de tout cela tant que l'attention n'y aura pas mis de l'ordre. Il semble donc que percevoir soit déjà une forme d'effectuation de règles qui, si on les analyse, ressemblent déjà à la logique que le langage viendra expliciter.

La sensation pure est quant à elle sans logique aucune, elle est atemporelle et aspatiale, en ce sens qu'elle est immédiate et omniprésente. En effet, sans l'attention consciente, il est impossible de déterminer des sensations, d'isoler le toucher de l'ouïe, la vue de l'odorat; il est a fortiori impossible à l'intérieur de chaque sens d'isoler des sensations singulières. Cet état ne peut être qualifié que de sensation pure de vie, totalitaire en ce sens qu'elle ne laisse place à rien d'autre qu'à ce long toucher de soie le long d'un ruban d'indétermination où tout se confond, où tout dort, en puissance. Il suffit, pour en faire l'expérience, de rentrer dans certains états de méditation qui requièrent de se concentrer sur ses sensations et de ne se focaliser peu à peu sur aucune d'elles. Il ne demeure rien de ces instants, aucun souvenir, rien d'autre qu'une sensation glissante d'être, d'unité, comme si la totalité du monde que notre représentation déployait tout à l'heure, se réimpliquait en ce noyau de sensation brute qu'est l'instant présent. En ce moments là, il n'y a véritablement plus rien, puisqu'il y a tout.

Seul l'effort conscient vient faire éclater cette unité en une somme indéfinie de singularités, d'objets sensibles, articulés selon une logique pré-linguistique propre à l'usage de nos spécificités psycho-physiques. La conscience semble agir de concert avec la mémoire comme un séquenceur, un ordonnanceur de tâches qui retient une image de la sensation pure en s'en dissociant par je ne sais quel mystérieux processus. Ainsi, l'indétermination de la sensation pure devient objet pour la conscience observante qui dissèque et parcourt cet objet en maintenant son existence temporelle à travers une image rémanente, orchestrant la synthèse de toutes les images passées; ainsi qu'en réunissant des points d'attaches, des points de vues, en une sensation présente, produisant ainsi la spatialité. Comment cela peut-il se produire à partir d'une sensation pure atemporelle et non spatiale? Cela reste un mystère; les formes de l'espace et du temps semblent appartenir à l'homme comme une fonction basique du cerveau, fonction qui peut connaître des dérèglements plus ou moins sévères, mais fonction qui semble se développer dès le plus jeune âge (il est d'ailleurs intéressant de noter que certaines d'entre elles sont perdues si non acquises à un certain stade du développement psycho-physique).

On peut se demander toutefois si la synesthésie immédiate de la sensation pure précède l'existence des éléments qui la compose, ou bien si elle n'est qu'une synthèse postérieure à ceux-là. C'est bien la conscience qui analyse la sensation pure , ce qui peut sembler paradoxal puisque la conscience est précisément un processus de synthèse (a priori ou a posteriori, il est impossible de répondre à cette question). Il faut donc faire intervenir la mémoire, et donc la temporalité, pour sortir de l'unidimensionnalité despotique de la sensation pure, tout comme il faut faire intervenir la spatialité pour sortir de la non-localité imposée par l'ubiquité de la sensation pure. Il semble donc naturel d'incliner vers une consubstantialité de la conscience avec les formes pures de l'espace et du temps. Pourtant, lorsqu'on entre dans une phase de méditation, telle qu'évoquée précédemment, la conscience ne s'abolit pas, puisque précisément nous sommes capable d'en parler, d'évoquer cette expérience, même si c'est par une indistinction fondamentale. Nous ne devrions donc pas pouvoir faire l'expérience de cette sensation pure. Si nous la faisons, c'est dans une moindre mesure, espace et temps sont toujours présent, imposant leur grammaire, mais le travail méditatif réduit au silence une grande part de la sémantique complexe du système de l'attention, ne laissant subsister que les formes quasi pures de l'espace et du temps. Ainsi, nous nous souvenons de cette expérience, pouvons la placer dans un cadre spatio-temporel, mais seulement de manière confuse en ce qui concerne l'expérience intrinsèque elle-même; tout comme il est difficile de retenir et d'analyser des propos exprimés dans une langue totalement étrangère, dans laquelle nous ne savons découper nul phonème (on peut imaginer une langue basée sur le chuintement avec de simples modulations légères d'intensité et de hauteur). Par contre il est aisé de replacer cette expérience dans un contexte familier, et de pouvoir parler de ce contexte, des conditions de cette expérience.

Par l'expérience asymptotique de la sensation pure, nous sommes naturellement amenés à imaginer, comme Kant, la possibilité d'autres formes de la sensibilité qui ne seraient ni le temps ni l'espace, et qu'il nous est impossible de penser autrement qu'en termes négatifs. Nous supputons aussi l'existence de la sensation pure, si ce n'est en réalité, du moins comme un concept-horizon utile à notre étude. S'il existe une logique pré-linguistique, propre aux déterminations psycho-physiques de l'être humain, pourquoi n'existerait-il pas d'autres logiques, ainsi qu'une absence de logique (telle qu'évoquée dans la sensation pure)? Rien ne nous permet de discréditer ces hypothèses pour le moment.

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