jeudi 16 avril 2015

Parricide

Une grande vérité, dérisoire comme elles le sont toutes, m'a frappé de toute sa porosité ces derniers jours de réflexion épistémologique: nous restons des enfants jusqu'à la fin. Quelle différence entre l'autisme d'un enfant qui habille et anime le réel de ses propres images mouvantes, jaillissant de son imagination comme une source furieuse, et la fervente foi du scientifique, traquant avec le filet déchiré des signes, l'essence d'un réel qui finit toujours par se conformer aux images qu'il invente? L'un rêve en prose, avec une méthode plus souple, avec plus de liberté, quand l'autre rêve en vers, selon des codes normalisés auxquels il ne déroge jamais, bâtissant ses empires en reprenant sans cesse les mêmes outils. Le scientifique, ou l'homme qui poursuit la connaissance, vit dans ses propres images, rêve de manière aussi despotique que ne le fait l'enfant, de manière plus despotique encore, parce que toujours, l'homme de connaissance, cherche à épuiser le réel en rendant son propre souffle intérieur la totalité de ce qui est, quand l'enfant, plus modeste, aime à laisser dans le réel, autant d'ombre et de possible qu'il en faut pour ne jamais cesser d'être surpris.

Trop longtemps j'ai cherché moi aussi, avec cette soif de pouvoir, la puissance qui pourrait donner à mon esprit la force de contenir en lui tout ce qui est. Aujourd'hui, je ne cherche plus rien, j'accepte le rêve qu'est la vie et me fait spectateur sensible de ces peintures mouvantes et synesthésiques. Ou peut-être que je cherche encore quelque chose, un je ne sais quoi, la substance d'un moi dont je poursuis les ombres. Qu'est d'autre cet acte d'écriture si ce n'est la contemplation des effets de la cause que je suis? Mais au fond, même cette quête là me lasse... Je ne cherche plus rien, tout est ici à portée de main, il me suffit de sentir différemment et le monde change instantanément, ce monde qui n'est que la synthèse active de mes sensations.

Je refais alors le chemin inverse de tous ces prétentieux qui, comme moi, arpentent avec courage et avidité le chemin de la connaissance, qui n'est autre en fait que celui du pouvoir, et je redeviens pareil à l'animal qui se satisfait du moment de repos, pareil au chat qui se roule au soleil dans la poussière du sol. Je suis satisfait, sans désir durable, somme d'élans qui me poussent en toutes directions mais s'évanouissent aussitôt, eau frémissante qui parfois se met à bouillir, mais chaque bulle finit par retomber dans la marmite. Je suis égal, étal, comme ce lac intérieur dont parlait Nietzsche, et qui ne s'écoule plus en rien. Je suis complet parce que je suis inutile, je ne sers à rien et en cela réside ma perfection. Je suis un être au sein de l'Être, voilà tout, comme mes frères animaux à qui je ressemble tant finalement...

Ecrire ne veut plus rien dire pour moi, pourtant je continuerai peut-être, tout comme je continuerai à exercer mon corps, pour acquérir plus de liberté, plus de plaisir, plus de possibles. Je continuerai à vivre, sans regret ni sans envies impérieuses, parce que chaque expérience élargit le champ de mon monde, et par consubstantialité celui de mes pensées. Je suis le passager du temps, embarqué sur cette croisière où la clandestinité n'est qu'un mot inventé par les hommes avides de pouvoir et perdu dans le même rêve étroit. Il n'y a pas de clandestin où je réside, car il n'y a rien à payer, il n'y a pas de travail à faire, le réel n'attend rien de nous, tout est bien.

Depuis que j'ai peint mes idées sur le trompe-l'oeil de la société, depuis que j'ai percé la toile de ces rêves généralisés et stéréotypés qui font le tissus de nos communautés, je dérive à mille lieues de là, dans les étoiles ou ailleurs, dans ces endroits où j'aime à prélasser mon corps et mes pensées parfaites. Je ne suis plus de ce rêve, de ce jeu, de ces honneurs, de ces petites gloires bâties sur l'indifférence du néant, et que le temps avalera sans haine et sans sentiment. Je suis électron libre, fou, sans crainte et sans désir durable, je suis présent de tout mon être à chacune de mes sensations.

On m'en voudrait de ne pas écrire de cette chose qu'ils nomment philosophie. Mais voyez-vous, ce n'est pas que je renonce à la philosophie, je renonce simplement à ce que ces gens là nomment ainsi. Et si je n'écris pas ou ne profère pas en tous sens de réponse à toutes ces questions, ce n'est pas parce que leur horizon s'est effondré en moi, au contraire, je marche toujours sous ces cieux qui me fascinent, et ma vie même est l'exploration philosophique de ces interrogations. Ma philosophie ne dort pas dans des textes mais elle vibre et pulse dans chacun de mes battements de coeur, elle sent, aime et souffre, elle se tapie partout, au creux de chaque expérience, dans le lit de chaque pensée, dans la réflexion de chaque regard et dans le ballet de chacun de mes gestes. À tous ces questionnements, je réponds par ma vie. Je suis philosophe sans oeuvre, je parle avec les gens et fait jaillir ainsi plus de philosophie que dans les ennuyeuses sommes que l'on contraint trop d'individus à lire. Et le génie de ma philosophie est qu'elle épouse l'éphémérité du temps, qu'elle s'essouflera avec ma vie, dans la dernière expiration, dans la dernière étincelle de pensée qui déchirera le ciel de je ne sais quelle dimension, une dernière et lumineuse fois. Il ne restera rien de tout ça, et c'est très bien ainsi: le fond de mon oeuvre est la forme de ma vie.

Ne vous inquiétez pas, vous les gardiens de la vérité, les chantres du savoir. Je garde mes propos ici, je n'irai pas vous les lancer en pleine figure, cela n'est pas mon genre. Je ne parle qu'à ceux qui souhaitent parler avec moi, jamais je n'impose, mais je propose, ça et là, des ersatz de conversations censés préfigurer celles qui seraient possibles, si nous nous rencontrions. N'ayez crainte je m'en vais, en laissant intact le château de sable que vous entretenez quotidiennement avec l'ardeur d'une fourmilière. Je n'ai rien à prouver, et rien à apprendre à qui que ce soit, je ne suis pas un professeur, je n'enseigne rien car je n'ai raison sur aucun point. Ni plus ni moins que vous... Je ne suis qu'un sentier d'existence que j'espère chaleureux, accueillant volontiers la compagnie d'autres sillons.

Je m'en vais car je n'appartiens à aucune idée, à nulle terre et à nulle communauté. Je m'enfuis dans l'instant, comme la musique qui se joue. Je pars avec la satisfaction de n'avoir contraint personne, de n'avoir jamais été le maître de qui que ce soit, ni l'élève d'ailleurs...

Au revoir société, depuis longtemps déjà, je ne suis plus ton fils.

5 commentaires:

elly a dit…

Je crois que tout est dit dans cette simple phrase, avec humilité : "nous restons des enfants jusqu'à la fin." Merci.
Votre texte me parle. Souvent, je suis lasse aussi, d'écrire et de quêter, comme un mendiant. Vaine quête.
Et je confirme, votre sentier est chaleureux et accueillant, sans prétention, sans vérité aucune. Finalement, on s'y sent bien, loin des cris.
cdt

L'âme en chantier a dit…

Je suis très touché par votre commentaire... Vraiment...

C'est la seule chose qui compte pour moi: que l'on puisse être ensemble, avec plaisir.

elly a dit…

Hé bien, pour moi aussi. Je dirais vivre ensemble en convivialité.
Belle journée à vous.

Démocrite a dit…

Elly a bien raison. Voilà une bien belle sente, dépoussiérée, libre et tranquille, laissant mourir la philosophie, cette dernière espèce de paranoïa qui trouve sa justification dans son "noble" projet et dans la cécité qui l'accompagne.
Revenir aux conditions élémentaires de la vie et sentir comme jadis l'enfant qui, en soi même, poursuit son chemin dérouté sur les terres fertiles de son insoumission.
L'adulte est la fiction des gens de pouvoir, mais sous le masque, les besoins contrariés de l'enfant grondent et rongent la vieille carcasse du monde.
Le "parricide" est peut-être encore le signe d'un attachement à l'ancien monde, de la nécessité d'un meurtre par lequel une innocence doit advenir par delà les maîtres ou en-deçà des formes qui résistent à l'éternelle mobilité.
La valeur du savoir n'est pas dans sa possession mais dans la saveur (sapere) qui mène à l'extension des facultés.
Amicalement

Dilettante a dit…

Merci pour ce commentaire intéressant Démocrite. Je retiens votre phrase: "sentir comme jadis l'enfant qui, en soi-même, poursuit son chemin dérouté sur les terres fertiles de son insoumission".