mercredi 20 mai 2015

Trahi par mon corps

Il m'a été donné il y a peu une rare occasion: celle de confirmer par l'expérience une théorie spéculative concernant les formes représentationnelles. Pour cela, et pour que vous aussi puissiez reproduire cette expérience troublante, il suffit de faire en sorte que votre corps consente à provoquer en lui un AVC qui vous rendra temporairement aphasique. Mais, comme je déconseillerais fermement une telle expérience, surtout pour le côté aléatoire de son résultat, parvenir à devenir temporairement aphasique (notez que j'ai l'élégance de vous laisser libre du chemin à emprunter) suffit amplement. Pour ceux qui décideraient courageusement de parvenir à l'aphasie définitive, l'expérience vécue reste totalement valide, éternellement même...

Bref, j'ai été trahi par mon corps et été amené à faire l'expérience de l'aphasie, entre autres effets secondaires parasitant le fonctionnement habituel de mon corps. Outre la crise de mysticisme que cela a pu provoquer en moi - est-ce un signe? Y a-t-il un Dieu? L'univers cherche-t-il à me faire passer un mystérieux message qu'il m'incombe de comprendre? etc. -, j'ai pu constater une chose: si toute forme d'expression m'était devenu difficile voire impossible, j'étais pourtant parfaitement lucide et savais parfaitement ce que je voulais dire. Je savais la forme de ce que je voulais dire, sa place était là, présente en mon esprit, sa position était bien octroyée dans l'ordre syntagmatique, j'avais accès au référent (c'est à dire à une image possible du mot), au sens, à tout sauf au mot... D'ailleurs, les rares interlocuteurs à avoir croisé mon chemin à ce moment là, pouvaient comprendre beaucoup des mots que je cherchais lamentablement à balbutier malgré mes erreurs ou mes silences, précisément parce que je pouvais mailler une phrase suffisamment étroitement pour que la forme du mot (les possibilités sur la chaîne paradigmatique) manquant soit assez évidente.

Ce qu'il s'est, semble-t-il, produit, c'est non pas une altération de ma conscience, de mon esprit et de ses capacités formelles, mais bien un dysfonctionnement de l'accord tacite entre mon esprit (ma volonté, ma conscience) et la possibilité physique de son expression, à savoir mon corps et ses différentes fonctions. Moi qui n'ai jamais particulièrement fait montre d'un idéalisme ontologique (voire, penchant même pour le matérialisme), j'ai été contraint de constater que quelque chose, le fondement de mon identité, demeurait, lors même qu'aucune manifestation extérieure évidente ne pouvait en témoigner à travers l'expressivité. J'étais comme qui dirait enfermé en moi-même, trahi par mon corps qui m'imposait, plus que de coutume, une résistance, un brouillard sensitif qui corrompait les signaux transitant entre mon identité profonde, ma conscience, et mon corps.

Je ne dis pas qu'il existe un esprit d'une étoffe ontique différente de celle du corps matériel. Je constate, lorsqu'on parle de matière, que personne ne sait de quoi il s'agit. Ultimement la matière est une forme d'énergie, entité des plus mystérieuses puisqu'elle est le fondement de toutes les manifestations ontiques aussi variées soient-elles... Peut-être l'esprit serait-il un état énergétique particulier et différent du corps physique (d'ailleurs s'il y a communication entre les deux états, c'est qu'ils sont précisément des états d'une même matière)... En tout cas, l'esprit peut demeurer lucide et intact lors même que le corps ne l'est plus (c'est d'ailleurs ce qui arrive dans le cas de membres fantômes). Corps et esprit, certainement, sont intriqués d'une manière profonde et que l'on ne comprend pas encore (et ne comprendra peut-être jamais en totalité, si le concept de compréhension totale a un sens...).

Cette expérience a au moins le mérité d'augmenter encore un peu plus le doute en moi (mon dieu, une telle chose est-elle seulement possible?), ouvrant ainsi encore plus grand la porte des possibles. Peut-être qu'au fond, ce sentiment d'être immémorialement vieux est-il justifié, peut-être suis-je une vieille âme, parvenu au bout du cycle des réincarnations... Peut-être aussi que cette expérience ne montre absolument rien et que je pensais détenir encore toute ma lucidité, ainsi que les formes représentationnelles que ma volonté souhaitait exprimer, alors qu'il n'en était rien...

Singulière expérience... Pour un fin gourmet tel que moi, expérience d'une rareté et d'une complexité qui mérite d'être gardée en bouche longtemps, d'être infusée. Je la laisse fondre en bouche avec attention mais surtout avec une perplexité accrue.

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