mardi 19 mai 2015

La philosophie comme déconnaissance

Souvent, face au triste constat de la pertinence du scientifique pragmatique critiquant l'inanité de la philosophie (petit jeu capricieux et sans objet, spéculation débridée pareille au rêve) , je me suis demandé quelle pourrait être pourtant l'utilité de cette dernière. Après tout, c'est bien elle qui m'a mené à contempler sans illusion la dépouille encombrante de mes anciennes croyances, la somme de filtres que la culture humaine dépose sur la nudité phantasmée de l'esprit, comme des strates de peaux toujours nouvelles et se superposant sous l'effet du temps. C'est précisément là, dans ce cheminement, ce qu'est, je crois, la philosophie.

La philosophie ne doit pas être vue comme une science produisant un savoir (je rappelle encore que de savoir il n'y a que de savoir-faire), mais plutôt comme un processus d'arrachement et d'objectivation de l'épistémè à partir duquel sont produits les savoirs des sciences. Toutes les sciences productrices de savoir le font à partir d'un terreau d'arbitraire, d'un choix, d'une axiomatique. Naturellement, la nature arbitraire de ce sol tend à s'effacer dans les limbes de l'oubli, se confondant alors peu à peu avec ce que la société qui la produit nomme "le réel". Le scientifique ne déroge pas à la règle, il pousse à partir d'un épistémè singulier, y puisant les données constituant les éléments et les forces (ou lois) permettant de les faire tenir ensemble au sein d'un monde, au sein d'un uni-vers.

C'est ici que le philosophe intervient, cet être nourri depuis des années à la coupe des dogmes et des grands systèmes métaphysiques, nomadant de ci de là, dans des univers diaprés aux différences parfois inconciliables, les portant en lui tel le chameau apportant son eau dans un désert. Vient un jour où point en lui ce curieux doute: comment tous ces systèmes censés modéliser le réel peuvent-ils sembler totalement valides lors même qu'ils sont parfois contradictoires? Le philosophe, abrite désormais en lui le doute, tapi dans le fond de son lac intérieur, petit à petit asséchant le flux qui relie ce réservoir de dogmes à son propre esprit, à sa propre croyance et sa représentation mentale. Chaque fois qu'il vérifie la correspondance d'un système avec une expérience possible du monde, apparaît alors aussi la fausseté, c'est à dire la limite de ce système.

Le philosophe peu à peu, de chameau devient lion, se rebellant contre ces corps étrangers aux velléités totalitaires, s'échinant dès lors à sans cesse faire jouer un système contre un autre, en en cartographiant les espaces de validité et de non validité. Pour chaque système dogmatique de représentation du réel, un contexte précis et délimité déterminant le fondement de sa possibilité, de sa vérité. De ces systèmes, le lion philosophe ne perçoit dès lors plus que les limites, les cloisons étroites, et, détenant cet immense pouvoir de pouvoir voyager à travers les cloisons, il est amené sans cesse à contempler ce désert indéterminé qui demeure extérieur, il le conçoit négativement plutôt puisque nul sens ne lui offre l'indéterminé et nul concept ne peut non plus le lui dessiner. Le philosophe apprend à cheminer seul désormais, à vivre dans le décalage, à ne jamais se reposer sur un point de vue, son destin est la déportation, son moteur est le mouvement.

À ce stade, le projet philosophique est quasiment réalisé, l'esprit du philosophe est capable d'éroder ses propres croyances et tout ce qui tendrait à vouloir éterniser un système ainsi qu'à le déterritorialiser, c'est à dire à vouloir ériger son contexte spatio-temporel en une totalité a-contextuelle et absolue. Le philosophe a appris ainsi à expliciter l'épistémè de toute proposition, de toute croyance et de tout savoir, y compris le sien propre dont son voyage sans fin l'arrache. Ce déracinement perpétuel peut être au départ douloureux, il l'est et le demeure probablement jusqu'au bout. Cependant, de cette douleur peut naître une force, et de la douleur sublimée peut naître une exquise paix et une ineffable beauté.

Le philosophe est alors prêt à passer du lion à l'enfant, constatant les limites de tout système de représentation et constatant que, pourtant, le système épistémique est la condition de possibilité même de sa prise de conscience - et donc qu'il ne pourra jamais sortir d'un système que pour entrer dans un autre, même temporairement -, alors l'homme accepte sa condition divine. Puisque nul réel, c'est à dire nul critère absolu (ne dépendant pas de lui ou d'un point de vue) ne peut s'offrir à lui, puisque tout ce qu'il connaît n'est que relation, il ne lui reste qu'à accepter cela et d'en jouer. Jouer de ce pouvoir de faire surgir de nouveaux mondes à partir d'un épistémè particulier est l'apanage de l'enfant qui s'amuse de ses créations et se nourrit de celle des autres - et s'y marrie. Le philosophe, devenu enfant, est conscient que son chemin de vie l'a amené à vivre dans des univers créés de toutes pièces par les autres; conscient que la quête d'une vérité absolue lui est interdite de par sa nature même (qui est celle d'être un système d'interface); conscient du fait que le réel, dès lors, n'est plus qu'un vague prétexte, l'idée d'une indétermination principielle, d'une puissance alme apte à produire un monde singulier déterminé par une relation contextuelle.

Le philosophe joue ainsi de lui-même, comme s'il s'agissait d'un instrument. C'est d'ailleurs peut-être véritablement le cas. Mais il reste à savoir une chose: qui se cache derrière l'instrument?

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