vendredi 8 mai 2015

La grande besace vide

J'ai longtemps aimé les choses vaines, je crois que je les aime encore. La philosophie a longtemps été mon compagnon le plus fidèle, mais je savais au fond que nous devions un jour nous séparer. Je n'ai tout simplement pas voulu voir par delà cet horizon. Il y a, je pense, des choses à vivre et qu'il faut traverser. Quelle chose ici n'est pas vaine? Je me souviens avec une distance bien réelle le bouillonnement des désirs dans la marmite du moi, je vois encore le bras musclé de la foi remuer avec aveuglement cette grande marmite fumante...

J'ai traversé tant de villes en faisant mine de m'y installer. Je me disais: "peut-être que c'est ici, peut-être est-ce possible?", et je posais mes valises factices entre des murs éphémères aux prétentions éternelles. Mais les valises étaient pleines de choses auxquelles je n'ai jamais su m'attacher, et celles qui auraient pu me retenir m'ont toujours effrayé au plus haut point, comme une planète avenante où manquerait l'atmosphère pour respirer. J'aurais voulu vivre en apnée, mais ma volonté est une chose bien faible et dérisoire tu sais.

On dira qu'il faut bien du courage pour faire comme moi, et moi je dis qu'il en faut parfois; pourtant, la plupart du temps, il ne s'agit que d'une forme de résignation et de lâcheté peu prisée en ce monde. Il s'agit de vivre avec sa propre imperfection, avec sa propre laideur, tout cet orchestre dissonnant.

Les étoiles me donneraient l'éternité que j'irai butiner un à un leurs coeurs en fusion, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus. Mais il en reste toujours n'est-ce pas? Et petite abeille n'a pas de ruche, et pourtant ne meurt pas... Anomalie de la nature ou bien seulement membre d'une espèce un peu trop rare, peut-être en voie de disparition, comme le furent tous ces êtres inadaptés que le règne de la majorité a mâché, puis épuisé dans le fond de ses intestins sans pitié. Il faut les comprendre, il y a si peu à manger sur mes semblables, carapace de promesses intrigantes sur un empire de vacuité.

Le possible, voyez-vous, c'est ce qui fait rêver les hommes. Mais les rêves ne durent qu'un temps et tous veulent les réaliser. Ainsi le monde se transforme et devient l'espace neutre et équilibré qui procure à chaque rêve singulier sa possibilité d'exister. Une mélasse de tous les rêves de chacun, une bouillie sans grâce, un espace public sous le joug du grand nombre.

Nous autres, inadaptés, nous transformons de l'intérieur, et laissons l'espace existant intact, inaltéré. Notre passage n'est rien, rien d'autre qu'une légère brise aussitôt oubliée. Nous ne transformons pas le monde, mais plutôt notre propre empire intérieur, ce vaste espace de liberté. Et nous mourons les maîtres d'un royaume illimité qui peut-être, je l'espère, laissera des mondes plus tard où d'autres pourront exister.

Il faut accepter d'être temporaire et sans effet, accepter de n'être rien de plus qu'une chose qui passe et conserve avec elle jusqu'aux traces même de son existence. Il faut accepter d'être une échelle dans le sillon de la vie d'autrui, une échelle qu'on oublie sitôt qu'elle a servi.

Peu de choses j'ai été, et peu de choses je suis. Qui sait, demain, combien de rêves seront passés par moi, qui sait combien de pas auront foulé la surface de mes songes sans jamais y mourir...

Je n'oublie pas quant à moi, la trille musicale et légère de tes petits souliers, l'accord de tes cheveux que le vent pince en cascade comme les cordes d'une harpe. Je n'oublie pas tu sais, et tout ce qui n'est plus en moi peut exister; de n'être rien a ses commodités... J'ai quelques mondes en moi où tu demeures encore, maîtresse altière au règne sans partage.

J'observe sans un bruit l'étalage de cette triste devanture, ce que la terne vitrine de mes mots laisse transparaître de mélancolie non assumée, le mensonge silencieux de mes phrases exposées. Il me vient alors un haut le coeur devant toute cette prétention de totalité, devant cet assemblage sans goût de pathos frelâté, insipide et qui voudrait, par l'assaisonnement mal mesuré du tragique, se donner les saveurs de l'exquis, du si sublime et du tant raffiné. Tel un tenancier fatigué et proche de la retraite, je m'apprête à fermer boutique: liquidation totale. Je range un à un les objets alphabétiques, toutes ces lettres intriquées. Je me réimplique. La sortie étant en moi, je l'emprunte sans un bruit. Le regard triste et las, et les paupières lourdes de ces jours à ouvrir le rideau usé de mon petit magasin, pour quelques malheureux clients qu'un peu de poudre aux yeux fait rêver. Les malheureux qui ont acheté deux trois bricoles sont tous repartis déçus. Allons bon, je n'aurais pas sû, voilà tout.

Une fois le rangement terminé, je regarde mi-étonné, mi-ennuyé, la grande besace de mes articles, flasque et vide comme un tonneau percé. Et je me mets dedans, moi aussi je m'en vais, vers d'autres dimensions, vers d'autres déceptions, à travers le trou où s'écoule à rebours ma vie qui se défait.

2 commentaires:

elly a dit…

Bien qu'extrêmement triste, ce texte est très beau...
Une chanson pour accompagner votre texte ? https://www.youtube.com/watch?v=5PEEAPBvv9g
Bon dimanche à vous.

L'âme en chantier a dit…

Merci pour le partage. Belle chanson, à la fois drôle et mélancolique.

Bon Dimanche à vous, et à bientôt.