vendredi 8 mai 2015

Le système du JE [ De la sensation comme vérité ]

La vérité est le graal de l'humanité, elle est ce prétexte mythique que des myriades de chavaliers en herbe ont juré de poursuivre leur vie durant, vaine course dont l'objet véritable est la sotte gloire, et dont le moteur est l'angoisse face à l'absurdité de l'existence. Il aura fallu, afin d'élaborer ce curieux édifice de l'imagination, s'affranchir un tant soit peu du despotisme des sensations, c'est à dire de l'omniprésence et omnipotence de la qualité incommensurable.

Pour ce faire, l'homme a su très tôt se doter d'un outil indispensable à l'édification du mythe de la vérité: le langage. C'est par ce système de règles par lequel il pouvait arraisonner l'ensemble de ses propres sensations si sauvages et impénétrables, quel'homme a pu consolider l'avènement de la quantité. Il aura fallu pour cela ériger l'abstraction en valeur universelle, c'est à dire produire l'idée de l'indéterminé. Seul le concept d'indétermination a pu produire la quantité à même de dénombrer le réel, c'est à dire d'en produire une monnaie d'échange véhiculée par le langage. Chaque humain a ainsi pu sortir de l'enclave de sa propre conscience pour communiquer ses propres impressions, non sans payer le prix fort de l'indétermination, c'est à dire de la quantification. Cette quantification est un processus qui fait passer l'humain d'une sensation déterminée, c'est à dire d'une qualité unique et incommunicable, à une vacuité qualitative (et par conséquent ontique pour ce qui regarde l'être humain qui ne connaît que des sensations qualitatives) à qui seule la neutralité et l'indétermination du signe peuvent fournir un support. Le signe, précisément, n'est rien lorsqu'il est envisagé comme signe valant pour autre chose que lui-même. La signification est un processus de dé-réalisation qui annihile la qualité despotique et totalitaire, au profit de la vacuité du signe, vacuité spatiale puisque le signe ne vaut rien immédiatement, il n'est qu'un processus de médiation attendant l'interprétation qui viendra le dissoudre dans le royaume des sensations qualitatives, et vacuité temporelle puisqu'en tant que médiation, le signe n'est qu'une temporisation, un décalage, un écart, un silence.

En faisant cela, l'homme a précisément aboli la vérité au profit de la recherche de la vérité, il a détourné ses yeux de l'immédiateté pour se tourner vers le médiat qui n'est qu'une manière de creuser le réel en le dotant d'une dimension supplémentaire propre à lui conférer un caractère lacunaire, une sorte de porosité. C'est dans ces creux, ces abîmes, que l'homme porte ses pas désormais, s'éloignant sans cesse de la vérité de ses sensations tout en y étant malgré lui immergé. Il apprend, petit à petit à ne plus les voir mais il en fait des signes vers d'autres signes qui eux-mêmes ne mènent qu'à des signes. Parfois, dans un accès contemplatif, dans une réunification de tout ce que la conceptualisation quantitative avait cloisonné, il lui arrive de vivre, d'expérimenter dans une immédiateté simple et incommensurable le cheminement des idées, de préférer le sentiment vécu et la qualité de son propre timbre aux promesses et à la réalisation toujours différée de la quantité et des signes. Le silence alors se fait et pour un temps la soif s'apaise, l'humain cesse de courir après les ombres qu'il projette lui-même à partir de ses créations, il résorbe les écarts, referme les béances. L'homme est effectué.

Tout système sémantique repose sur une axiomatique particulière qui lui confère sa cohérence et produit les lois de sa validité. Ainsi, l'homme produit non pas des outils de saisissement de la vérité, mais bien des systèmes de validité. Ces systèmes sont en nombre infinis, l'homme peut en produire autant qu'il lui plaît. La vérité, elle, semble plutôt un désaisissement qui permet à la qualité de s'offrir dans son immédiateté. La qualité est le seul absolu que l'homme peut connaître, précisément par une inconnaissance, c'est à dire par une expérience, par une étance. La validité quant à elle n'est qu'une forme d'algorithmie, un ensemble d'actions à appliquer et dont l'effet final doit correspondre à certaines valeurs prédéterminées et anticipables. La validité n'est que le chemin d'une sensation à une autre par la dévalorisation même de ces sensations, elle illustre le paradoxe de la condition humaine, à savoir la nature temporelle et différenciatrice de l'esprit humain, et le caractère aperceptif et immédiat de la conscience qualitative. L'esprit paraît être une forme de funambulisme entre ces deux états contradictoires en apparence (et selon une certaine axiomatique) et le processus de quantification pourrait très bien n'être que la forme qualitative de la différenciation, de l'arrachement aux sensations et à la qualité absolue qu'expérimente l'être humain à travers le temps. En effet, pour que le sentiment du temps existe, il est nécessaire que la conscience s'érige en substrat neutre, support de la permanence à travers laquelle s'exprime l'impermanence de la vie intuitive. C'est précisément dans ce domaine étrange de l'indétermination en tant qu'elle est la possibilité d'une détermination en acte, c'est à dire qui se réalise en une série de déterminations continue (en un continuum), qu'apparaît la quantité en tant que rapport entre les choses, en tant que force indéterminée qui unit les sensations entre elles. C'est la force en tant qu'entité multiple car médiatrice qui fait surgir les sensations comme objets dotés d'unité, et ce sont les sensations en tant qu'unités totalitaires et immédiates qui font surgir la force comme différenciation et désunification. Ce paradoxe se résout dans le fait que la différenciation qu'opère le temps à travers la force de liaison de la quantification regagne une forme d'unité à travers l'immédiateté toujours présente et nécessaire de la conscience qui joue la sensation, le sentiment du présent. Immédiateté et médiation n'étant que deux manières d'observer un processus qui possède ces deux natures (tout comme la matière semble posséder une nature corpusculaire ainsi qu'une nature ondulatoire en physique quantique).

Mais la seule vérité que connaisse l'homme est précisément le présent, présent qui s'il se conçoit par la conscience et son langage comme une forme d'écoulement, n'est jamais qu'une sensation qualitative, un sentiment singulier s'apparentant au son d'une note qui se prolonge et se joue dans le temps. L'homme peut concevoir le solfège qui permettra de penser et de réunir cet écoulement dans un cadre fixe, il n'expérimentera jamais que la qualité du présent, totalitaire, incommunicable, fluent.

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