vendredi 15 mai 2015

Carrefour des éternités

Jamais l'artiste ne peut profiter de ses oeuvres comme le fait un spectateur. Tous deux évoluent dans deux indéfinis distincts. Celui du spectateur est l'indéfini de l'oeuvre vue comme unité, univers et monde. Ce monde est unifié, totalisé, et, comme pour notre monde physique, indéfini; c'est à dire qu'il est toujours possible d'y repousser l'horizon par un effort de perception, d'aller vers l'infiniment grand ou l'infiniment petit, de multiplier les points de vue, de relier des éléments nouveaux ou bien les mêmes éléments mais d'une manière inédite. Véritablement le spectateur se perd dans le monde de l'oeuvre, et peut même y habiter sa vie durant.

Le drame du créateur est qu'il est embarqué sur un autre indéfini: celui, impossible, de la réalisation de la totalité des possibles, d'une manière ou d'une autre. Chaque oeuvre est un élément de cette totalité idéale, et tant qu'il lui reste le moindre souffle, le monde de l'artiste continue d'exister, de se constituer. C'est donc l'oeuvre de sa propre vie, de sa propre vision, que l'artiste explore et retranscrit par fragments épars et imparfaits. Ces oeuvres sont imparfaites à ses yeux parce qu'il n'y voit que la finitude, l'enclave dérisoire qu'aucun logos (c'est à dire aucun lien) n'unifie. Telle oeuvre s'apparente à un pigment de couleur isolée, or qui peut percevoir la couleur sans la nuance apportée par les autres, qui comprend sa beauté sans la tonalité singulière de la sensation visuelle dans la gamme des autres sens, sans l'éclat incompréhensible de la qualité au milieu de l'illusion quantitative?

L'artiste sait que c'est toute la médiate immédiation de la mélodie, qui vient ramasser dans le jaillissement du présent toutes les autres notes, qui fonde la musique. Ce sont les différences qui offrent, sous d'indéfinies dimensions, la nature par conséquent insaisissable en totalité des choses. Ce sont toutes ces différences essentielles à ses yeux que l'artiste traque dans ses filets, sans relâche, se privant ainsi du monde constitué par ses oeuvres.

Le spectateur, lui, vient placer la singularité de l'oeuvre dans un monde déjà constitué, dans son propre monde en constitution, lui prêtant alors les intervalles de toutes les différences qualitatives qui peignent son univers intime. Le spectateur intègre l'oeuvre au royaume de ses images. Le créateur, malheureux, tente désespérément d'exfiltrer son univers, de l'exporter dans le support indéterminé (et par là même impersonnel) du réel, tel un infini tentant de se transvaser en totalité au sein d'un autre infini..

Il n'y a, je crois, qu'un autre que soi pour apprécier une oeuvre et l'habiter comme un monde, à la fois en y injectant son propre univers d'images, et en projetant l'oeuvre dans cet univers musical personnel, replaçant alors la chose apparemment déterminée dans l'équilibre indéterminant de deux infinis (ou devrais-je dire d'une indéfinité d'infinis).

Certains artistes, malins ou simplement fainéants, ont bien compris que la totalité achevée n'appartient qu'au royaume de l'en puissance, et qu'il ne leur incombe pas de la réaliser. Ceux-là marchent sur les sentiers de la méthode, ceux-là tendent à exhumer le style qui ouvrira les portes de leur royaume intime, fournissant ainsi la clé de toutes leurs énigmes. En effet, qui a besoin d'ouvrir chaque porte lorsqu'il fournit aux autres le moyen de le faire eux-même?

Mais cette course là, elle aussi est perdue d'avance. Traquer la pulsation inchoative de la précaire harmonie du chaos d'une âme revient à poursuivre le vent: telle chose n'existe pas achevée, elle n'est que la vibration musicale d'une existence qui se joue, le tintement des outils sur le chantier de l'âme, l'effet d'une vie. La quête de cette chimérique clé de sol de l'âme pousse alors l'artiste à rebrousser toujours plus loin le chemin de son destin, à convoiter une mythique origine qui le délivrerait de son fardeau, l'offrant ainsi au repos sidéral de l'absolu (conciliation de l'éternel et du mouvement). Le style alors devient destin, celui d'un Pessoa par exemple, et le destin le sillon de pas sur le sable des jours, et les pas tracent leur partition muette vers un lieu inexistant, figurant ainsi la nature de la vie: chose issue de rien et tendue vers rien, suspendue au carrefour évanescent des éternités.

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