lundi 10 novembre 2014

La non-écriture

Ce livre, le livre de ma vie, est tout ce que j'ai. C'est le non-projet de mon destin, la non-réalisation de ma non-volonté, le non-livre de ma non-écriture. Je dois être une sorte de réincarnation de Pessoa sauf que ma malle est ce minuscule fragment de toile numérique perdu quelque part (j'aime d'ailleurs à penser à la non-localité des données transitant sur internet qui s'apparente à une forme d'ubiquité). L'écriture de cet homme était exquise, je ne sais ce que vaut la mienne. Que sera-t-elle dans dix ans, et sera-t-elle encore? De combien de non-livres serai-je l'auteur? Je me le demande. Il y a déjà, depuis quelques années maintenant, la très retentissante non-sortie de mon ouvrage d'épistémologie où il est question du concept de connaissance. Il y a aussi ce non-recueil de poèmes sublimes que j'affectionne tant.

Quand je dis que ce non-livre est tout ce que j'ai, c'est probablement bien vrai puisque je ne possède rien d'autre. Le reste, je le suis et c'est peut-être bien plus intéressant que la possession d'un non-livre. Vous ne saurai jamais qui je suis, qui j'étais. Quelle genre de persévérance se cache dans mes gestes lorsque je fais du sport, avec quel amour de la souffrance libre j'élance mes membres dans l'effort, atteignant de nouveaux possibles. Vous ne connaîtrez pas ma façon de vibrer lorsque je pince les cordes de ma guitare, ni les tonalités qui m'emportent et sur lesquelles je compose. Vous ignorerez ce que j'éprouve en présence de mes amis et la franchise avec laquelle je leur parle. Tout cela passera avec moi, il n'en demeurera rien à part quelques images dans quelques têtes, et qui finiront pas perdre leur couleur et leur netteté avant de totalement disparaître.

Non ce qu'il reste d'un homme c'est tout ce qu'il n'est pas: ses mots qui sont sa manière à lui d'agencer ce qui appartient à tous, en bref tout ce que la réalité voudra bien conserver de ses traces. Probablement que nous autres qui ressentons le besoin d'expression travaillons ces traces avec un peu trop de narcissisme. Même mes traces sentent le doute, elles auront au moins fidèlement conservé une chose de moi, mes traces à demi: non-livres, non-réflexions, non-expressions. Toutes ces choses que j'expulse à demi parce que je ne les aime pas assez pour croire que le monde serait plus beau avec, ou bien parce que je n'assume pas assez mes limites artistiques, ou bien parce que j'ai trop peur d'être encore plus seul une fois la main tendue vers autrui: et si personne ne comprenait ce que je dis, et si personne ne goûtais la musique de ma tête?

Il est plus respectable d'attendre la mort pour s'exposer aux autres et encore plus louable de ne pas s'afficher sur chaque mur et d'attendre sagement, dans le silence de sa petite place, le regard curieux qui s'attardera ou non. Le futur délivrera bien une poignée d'amis qui feront chanter mes mots avec leur propre talent et se retrouveront eux-même à travers ce qu'ils croient percevoir de moi. Je les aime d'avance tout comme ils m'aimeront pour être un indice de leur non-solitude. Puisse le goût que j'ai mis à agencer ces mots leur paraître le plus pur possible.

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