lundi 10 novembre 2014

Langages de l'univers

Aucune oeuvre n'est parfaite. Mes plus beaux chefs-d'oeuvre sont tout ce que je n'aurai jamais écrit, comme cette immense somme philosophique qui démontre par une rationalité quasi mathématique l'absurdité du concept de connaissance. La connaissance aura été mon grand problème dans la vie, c'est probablement ce que j'aurai toujours poursuivi, et ce jusqu'à la fin, alors même que je n'y croyais plus. Peut-être un jour écrirai-je ce livre aride pareil à une démonstration mathématique qui déroulera comme un calcul la démonstration de l'impossibilité de la connaissance, en attendant, ce sont les effets de ce savoir que je décline dans mes textes.

Quelle curieuse contradiction: je prétends connaître qu'il n'y a pas de connaissance. Me voilà encore enfant trop gourmand, quêtant par-delà tout bon sens un soi-disant absolu. Qui n'aura pas succombé aux charmes de tous ces mensonges: absolu, vérité, fondement, origine... J'en étais dépendant plus que quiconque et traîne encore, dans ma prétention au sevrage, des relents de cette addiction.

Je ne sais rien voilà tout, pas même s'il est possible de savoir quelque chose, pas même ce que c'est de connaître. Je crois que la connaissance est une image inhérente à l'humanité, conséquence d'une conscience qui objective et sait, ou plutôt ressent, que le sujet et l'objet se tiennent dans un milieu qui les excède; une conscience qui peut prendre ce milieu pour objet tout en sachant que ce nouvel objet lui aussi se tient dans un milieu, etc. La conscience est la cause de l'infini, de l'absolu, de tous ces curieux paradoxes qui font d'une entité coincée dans la causalité, dans l'espace et le temps, une tension vers un ailleurs, un effort vers l'unification (au sein d'une même chose) de tous les multiples, de chaque occurrence singulière.

Mais la conscience est-elle réellement une? Ou bien cette unité n'est-elle qu'une condition de chaque pensée, de chaque état de conscience qui pour pouvoir se distinguer lui-même des autres, et pour pouvoir distinguer quoi que ce soit, est contraint d'être une forme de dénombrement artificiel de choses indénombrables puisque de nombre il n'y a point. Les différences négligeables qui font que l'homme juge une expérience parfaitement reproductible sont-elles vraiment négligeables? Qui peut le dire? Mettez ce que vous voulez dans la conscience, elle en fera toujours quelque chose dont elle se distinguera et qu'elle placera en face d'elle, et partout autour, la répétabilité infinie de ce processus d'attention et de pensée se fait latente, faisant de la conscience cette ouverture totale, interface vers l'illimité.

Mais y a-t-il réellement illimité? La croyance en une infinité d'état de conscience et, par conséquent, en un caractère infini de l'espace et du temps (condition de toute expérience et donc de tout état de conscience) n'est-elle pas une simple inférence à partir d'un passé limité et emmagasiné dans un présent lui aussi circonscrit? C'est probablement la faute à ce présent mal définie (qui n'est d'ailleurs pas circonscrit), ce présent extatique et punctiforme qui par essence ne se laisse jamais saisir. Vivant dans ce présent, ou plutôt devrais-je dire étant ce présent, nous ne pouvons envisager le monde sous d'autres caractères que ce que nous sommes, que notre manière d'en faire l'expérience. Alors le monde, pour nous, est naturellement infini, tout comme nous semblons l'être à travers ce présent qui dure éternellement, du moins le temps de la vie. (Mais y a-t-il seulement une chose autre que notre vie qui a réellement existé pour nous?) Voilà comment nous résolvons la contradiction d'être finis tout en nous faisant une idée bien finie de l'infini: nous nous vivons sur le mode de l'infinité: infinité des expériences, infinité des possibles.

Je ne sais même plus comment une discussion sur la connaissance a bien pu glisser sur ce terrain, je n'en suis plus vraiment sûr. La connaissance qui d'ailleurs, paradoxalement, est le fondement de notre compréhension du monde alors même qu'elle suppose une fin et la saisie exhaustive des éléments constituant son objet... Curieux paradoxe là encore: nous admettons que le réel est infini et pensons pourtant pouvoir le connaître à partir d'éléments fondamentaux et originaires...

Je crois qu'il nous faut, pour le moment, mettre fin à cette prétention à la connaissance spéculative et théorique, à toute modélisation de la réalité. La compréhension est un terme qui tient plus du domaine de l'activité, elle se comprend si l'on limite la connaissance qu'elle implique à une technique, à une recette causale afin de produire et reproduire des phénomènes. Quant à savoir ce que sont ces phénomènes ou même pourquoi ils sont tels qu'ils sont et pas autrement, ou encore quelle est leur nature (question si étrange qu'elle n'a aujourd'hui pour moi plus aucun sens), passons ou plutôt demandons-nous si ces questions ont bien un sens et si elles sont légitimes (voire même si elles le seront un jour). Voilà je crois le rôle de la connaissance, rôle pratique aux résultats purement fonctionnels. Nos savoirs sont des savoirs-faire et j'ose même douter du sens et de la possibilité d'une autre modalité du savoir. Dès que la connaissance veut s'élever par-delà les faits et la mécanique causale, elle se heurte à la nécessité du modèle qui n'est qu'une image, or l'image est la façon purement humaine de se représenter une réalité que d'autres espèces se représentent autrement. Les fonctions mathématiques sont la formalisation de processus, elles sont une recette et donc un savoir-faire. On ne peut même pas aujourd'hui produire de modèles cohérents qui s'accordent avec les formules mathématiques de la science: preuve que la réalité semble excéder de toutes parts notre capacité à s'en faire une image.

L'homme est un langage, et comme tout langage, offre des limites qui sont le terrain propice à l'éclosion d'une créativité infinie. Probablement, et je l'espère de tout mon coeur, existe-t-il dans ce monde d'autres langages que l'humain avec leur poésie particulière. Il existe bien les animaux, certes, mais je veux dire encore plus dissemblables, des langages qui sont l'image d'une réalité fantastique et étrange. Peut-être, un jour, les rencontrerons-nous. Saurons-nous seulement les voir? Et s'ils étaient déjà là, partout, sous nos yeux aveugles...?

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