dimanche 16 novembre 2014

Le clochard philosophe

Par terre, un vieil homme à la barbe immense, se balançait assis en tailleurs en psalmodiant quelques propos qu'on ne distinguait pas vraiment. Assis sur la bouche d’égout, une vapeur dense et brumeuse l'enveloppait en remontant vers le ciel. On pouvait voir partout autour de lui, sur les pavés gris du trottoir, d'étranges arabesques dessinées à la craie. La pluie qui commençait à tomber effaçait peu à peu les inscriptions qui incrustaient d'esthétiques circonvolutions sur le sol. Chaque goutte faisait l'effet d'une bombe qui s'abattait sur la craie friable et légère qui s'envolait alors en tous sens. L'eau qui ruisselait dans les innombrables craquelures du béton finissait de brouiller l'étrange texte que ce curieux individu avait inscrit sur le dos de la rue. À côté de lui des piles de papiers formaient de petits tas qu'il continuait d'alimenter d'une écriture automatique, vomissant des mots à l'aide d'un stylo bic sur tout support apte à les recevoir. Des lignes et des lignes semblaient dormir à l'intérieur de tous ces mille-feuilles qui jonchaient le sol. Soudain une rafale de vent souffla plus fort qu'habituellement, et les piles de papiers s'éparpillèrent au vent, voletant en tout sens, se collant brièvement sur certains passants qui les froissaient en boule avec agacement ou bien y jetaient un oeil curieux avant de lancer un regard étonné vers le vieil homme. D'ailleurs un examen plus approfondi corrigeait tout de suite cette première fausse impression: le visage n'était pas celui d'un vieillard. L'immense barbe qui cachait la majeure partie de son visage accentuait la dureté de ses traits, elle avait beau être grise, son porteur ne devait pas avoir plus de quarante années. Ses yeux n'étaient pas particulièrement expressifs, on les aurait même cru vides tant ils semblaient contempler une réalité absente et lointaine. Ce regard effacé ne quittait pas la feuille sur laquelle se fixaient les mots avec régularité, l'homme se balançant toujours d'avant en arrière, oscillant lentement sur un rythme lénifiant. Il ne semblait pas préoccupé par la dispersion soudaine de ses feuillets, il continuait son action, inébranlable et absorbé.

Tandis que des feuilles chutaient en flottant tout autour, l'homme évoquait la placidité d'un arbre automnale faisant face aux rafales du vent, imperturbable, ne concédant à sa fureur qu'une poignée de feuilles nervurées qui étaient la rançon de la vie. D'autres rafales continuaient d'arracher les feuilles à la solide présence de leur auteur, la pluie les plaquaient avec détermination sur toute surface possible. Une des feuilles vint se coller contre un mur, passant juste devant le visage d'un homme visiblement préoccupé qui jeta tout de même un oeil sur le curieux objet qui venait de filer à travers son champ de vision. Il s'arrêta et semblait lire avec attention les lignes serrées, figurant une écriture penchée et élégante. Après un temps suffisant pour déchiffrer les phrases malgré l'encre qui commençait à suinter sous l'effet de la pluie, il se retourna brusquement et scruta en se mordillant la lèvre inférieure le scribe barbu qui se dodelinait dans ses vêtements sales. Son regard captura cette étrange photographie qui l'accompagnerait dès lors: le ciel gris de la ville faisant chuter sa pluie sale sur les gens pressés et cet homme assis calmement en tailleur sur une bouche d'égout, concentré sur sa tâche, recouvrant d'une écriture dense et précise des piles de feuilles vierges. Autour, chaotiquement suspendues dans l'air, des dizaines de feuilles manuscrites pareilles à de multiples ramifications que le vent faisaient danser. Adolphe sortit alors de sa torpeur et se dirigea vers le clochard enveloppé de vapeur et de sa muraille de mots dansants.

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